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TERTULLIEN

LE SCORPIÂQUE, ANTIDOTE CONTRE LA MORSURE DES SCORPIONS.

[Traduit par E.-A. de Genoude]

I. La terre engendre des scorpions, animal terrible sous un faible volume. Autant de genres, autant de poisons; autant d'espèces, autant de fléaux; autant de couleurs, autant de douleurs, dont Nicandre a été l'historien et le peintre. Cependant le trait qui leur est commun à tous, c'est de nuire avec la queue. J'appelle queue ce prolongement de la partie inférieure du corps avec lequel ils blessent. Ces nœuds articulés dans le scorpion, armés à l'intérieur d'une petite veine empoisonnée, se tendent avec l'effort d'un arc, et décochent, à la manière d'une baliste, un dard recourbé. De là vient que la machine de guerre, qui lance le trait après l'avoir comprimé, a reçu le nom de scorpion. Ce dard, tout à la fois dard et canal, affilé à son extrémité afin de blesser plus sûrement, répand son poison dans la plaie. L'été est surtout la saison du péril. La malice de l'animal met à la voile par le souffle de l'auster et de l'africus (1). Quant aux remèdes, la nature nous en fournit quelques-uns; la magie a ses ligaments |138 enchantés; la médecine se présente avec le fer et des breuvages. Ceux-ci boivent avant la cautérisation pour en hâter l'action bienfaisante. Je ne dis rien de l'accouplement; s'il amortit la douleur du poison, c'est pour allumer bientôt une soif ardente.

Laissons aux païens ces ressources! Notre rempart à nous, c'est la foi, à moins que, frappée de défiance, elle n'ose recourir sur-le-champ au signe de la croix, conjurer le poison, et broyer l'impur animal. Souvent il nous est arrivé de rendre aux Idolâtres des services de ce genre, le ciel ayant mis dans nos mains cette puissance, que l'Apôtre consacra le premier en bravant la morsure d'une vipère. Puisque la foi repose sur des fondements inébranlables, quelle est donc l'intention de l'opuscule présent? De rappeler à la foi qu'elle doit compter sur les promesses, lorsque ses propres scorpions s'élèvent contre elle: race peu nombreuse à la vérité, mais cruelle, divisée en plusieurs espèces (2), armée d'un même aiguillon, subornée par le même ennemi, toujours dans la chaude saison, c'est-à-dire pendant la persécution des Chrétiens. Dans ces jours où la foi est haletante, et où l'Eglise, pareille au buisson ardent, est investie de flammes dévorantes, alors Gnostiques, de s'élancer de leurs repaires, Valentiniens, de déguiser leur marche tortueuse, tous les détracteurs du martyre de gonfler leurs poisons et de s'agiter, n'ayant qu'un désir, rencontrer une victime, la percer, l'immoler. La religion, ils ne le savent que trop bien, compte dans ses rangs une foule de serviteurs simples et peu éclairés, d'autres mal assurés dans la foi, un plus grand nombre chrétiens en l'air (3), et disposés à être tout ce que l'on voudra. Quel moment plus favorable pour aborder ces inexpériences ou ces lâchetés que le moment où la crainte a relâché les barrières de l'ame, et mieux |139 encore, où quelques supplices barbares ont couronné la foi des martyrs?

Aussi, ramenant en arrière leur queue, ils commencent par mettre en jeu la sensibilité humaine, ou bien ils s'agitent dans le vide. «Eh quoi! s'écrient - ils, l'innocence exposée à de pareilles tortures! Une secte de qui personne n'eut jamais à se plaindre! » Ne les prendriez-vous pas. pour un frère ou tout au moins pour quelque païen compatissant? Attendez, voilà qu'ils pressent davantage. « Périr et encore sans l'ombre de raison! Car enfin, quelle ombre de raison y a-t-il à la mort des Chrétiens? » ---- Maintenant ils tuent au premier aiguillon qu'ils enfoncent: « Elles ne savent pas ces âmes crédules quel est le précepte, en quels termes il est conçu, où, quand ni devant qui il faut confesser. » Misérable, déclare sans détour que mourir pour Dieu n'est pas seulement simplicité et inutilité, mais insigne extravagance. Ils poursuivent: « Et qui me sauvera, si celui-là m'immole qui doit me sauver? Jésus-Christ, mort une fois pour nous, ne nous a-t-il point affranchis du trépas? Supposé qu'il demande le retour, attend-il son salut de ma mort? Dieu a-t-il besoin de mon sang, lui qui ne veut pas du sang des boucs et des taureaux? » N'a-t-il pas dit « qu'il préférait à la mort du pécheur son repentir? Comment justifiera-t-il cet oracle s'il veut la mort du pécheur? »

Ces traits et mille autres, décochés par la malice des hérétiques, ne sont-ils pas capables d'amener sinon la ruine de la foi, au moins ses pusillanimités; sinon la mort complète, au moins la perturbation? Mais toi, pour peu que ta foi veille, écrase du pied de l'anathème le scorpion blasphémateur, et laisse-le mourir dans son sommeil. Prends-y garde! s'il inonde de son poison la blessure, le venin ne tardera point à pénétrer jusqu'au fond des entrailles et à circuler dans tout le corps. Qu'arrive-t-il aussitôt? Tous les sentiments généreux d'autrefois s'engourdissent; le sang se glace autour du cœur; l'esprit |140 s'éteint sous le poids de la chair; on prend en dégoût le nom chrétien; déjà l'ame elle-même cherche où vomir. Ainsi, après ses premières blessures, la faiblesse ne tarde point à rejeter une foi languissante sous le poison de l'hérésie ou des affections mondaines. Aujourd'hui nous sommes au milieu de l'été, c'est-à-dire que la canicule de la persécution s'allume par les mains de Cynocéphale lui-même. Les Chrétiens ont été éprouvés, ceux-ci par les bûchers, ceux-là par le glaive, les autres par la dent, des hèles féroces. Quelques-uns, relégués dans des cachots, après avoir subi la flagellation ou les ongles de fer, ont soif d'un martyre commencé ailleurs.

Nous-mêmes, lièvres timides que l'on destine à la chasse, l'hérésie nous assiège de loin, fidèle à sa marche accoutumée. Les circonstances présentes nous avertissent donc d'opposer aux scorpions de notre pays une antidote efficace, que nous mitigerons autant que possible. Lecteur, buvez: la potion n'est pas amère. Si « la parole du Seigneur est plus douce que le rayon du miel, » le remède que je vous propose en est tiré. Si le lait et le miel coulent dans les promesses du Seigneur, lait et miel aussi que le martyre et son salaire! Au contraire: « Malheur à qui change l'amertume en douceur et la lumière en ténèbres! » Détracteurs du martyre, en voulant qu'un moyen de salut soit un moyen de damnation, vous changez aussi bien la douceur en amertume que la lumière en ténèbres, et en préférant les misères de la vie présente aux félicités de la vie à venir, vous substituez aussi bien l'amertume à la douceur, que les ténèbres à la lumière.

II. Mais avant de traiter de la gloire du martyre, considérons-le comme une dette; avant de nous convaincre qu'il est utile, prouvons qu'il est nécessaire. Dieu l'a-t-il voulu? Dieu l'a-t-il ordonné? Donnons à la question une autorité divine pour base, afin que les détracteurs du martyre n'en proclament les avantages que quand ils seront subjugués. Il est convenable de rappeler l'hérésie |141 au devoir par la force, plutôt que par la douceur: il faut emporter de haute lutte une malice qui se refuse à la persuasion. Sans doute qu'il s'établira des préjugés de bonté en faveur d'une institution qui sera reconnue avoir Dieu lui-même pour fondateur. Que nos adversaires attendent un moment les textes évangéliques. Auparavant, je veux en exprimer la loi qui en est comme la racine; je veux faire jaillir la volonté de Dieu, des passages où je le reconnais lui-même. « Je suis, dit-il, le Seigneur ton Dieu, qui t'ai tiré de la terre d'Egypte. Tu n'auras point d'autres dieux devant ma face. Tu ne te feras point d'idole taillée, ni aucune image de ce qui est au ciel, ni sur la terre au-dessous, ni dans les eaux sons la terre. Tu ne les adoreras point, et ne les serviras pas. Car je suis le Seigneur ton Dieu. » Même langage dans le même chapitre: « Vous avez vu que je vous ai parlé du ciel. Vous ne vous ferez point de dieux d'argent, et vous ne vous ferez point de dieux d'or. » Voilà pourquoi il a dit dans le Deutéronome: « Ecoute, Israël: le Seigneur ton Dieu est seul Seigneur. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton ame et de toute ta force. » Et ailleurs: « Prends garde d'oublier le Seigneur qui t'a tiré de la terre d'Egypte et de la maison de servitude. Tu craindras le Seigneur ton Dieu, tu le serviras lui seul, et tu ne jureras qu'en son nom. Tu n'iras point après les dieux étrangers de tous les peuples qui sont autour de toi; car le Seigneur ton Dieu qui est au milieu de toi est un Dieu jaloux, de peur que la colère du Seigneur ton Dieu ne s'enflamme contre toi, et qu'il ne te retranche de la terre. » Quand il met sous les yeux de son peuple la bénédiction et la malédiction: « Vous serez bénis, dit-il, si vous obéissez aux commandements que je vous fais aujourd'hui, moi, le Seigneur votre Dieu, et si vous ne vous écartez pas de la voie que je vous ai tracée, pour aller au loin servir des dieux étrangers gué vous ne connaissez pas. » Il faut les exterminer |142 sans pitié: «Renversez tous les lieux où les nations, dont vous posséderez la terre, ont adoré les dieux sur les hautes montagnes et sur les collines, et sous les arbres couverts de feuillages. Je vous donne l'héritage de ces nations. Détruisez leurs autels et brisez leurs statues, brûlez leurs bois sacrés, réduisez en poudre leurs idoles, et effacez de tous ces lieux la mémoire de leur nom. » Son peuple est-il entré dans la terre promise? a-t-il exterminé les nations étrangères? Il revient aux mêmes avertissements. « Gardez-vous d'imiter ces nations, après qu'elles auront été détruites à votre entrée et de rechercher leurs cérémonies, disant: Comme ces nations ont honoré leurs dieux ainsi, je les honorerai. » Il y a mieux. « S'il s'élève au milieu de vous un prophète, ou quelqu'un qui dise qu'il a une vision, et qui prédise un prodige et une merveille; si même ce qu'il a annoncé arrive, et s'il vous dit: Allons, et suivons des dieux étrangers que vous ignorez, et servons-les; n'écoutez point les paroles de ce prophète ou de ce songeur, parce que le Seigneur votre Dieu vous éprouve afin qu'il paraisse si vous l'aimez ou non de tout votre cœur et de toute votre ame. Suivez le Seigneur votre Dieu et craignez-le; gardez ses commandements, et écoutez sa voix; servez-le, et attachez-vous à lui seul. Mais que ce prophète ou cet inventeur de songes soit puni de mort, parce qu'il vous a parlé pour vous détourner du Seigneur. » Je lis dans un autre verset: « Si votre frère, le fils de votre mère, ou votre fils, ou votre fille, ou votre femme qui repose sur votre sein, ou votre ami que vous aimez comme votre vie, vous dit en secret: Allons et servons les dieux étrangers que vous ignoriez, vous et vos pères, les dieux de toutes les nations qui nous entourent de près ou de loin, ne vous laissez point aller à ses discours et n'y prêtez point l'oreille. Ne vous laissez pas émouvoir jusqu'à l'épargner ou le cacher. Dénoncez-le aussitôt; que votre main soit d'abord sur lui pour le |143 tuer. Et qu'après, tout le peuple le frappe. Il périra accablé de pierres, parce qu'il a voulu vous arracher au culte du Seigneur votre Dieu. » Vient ensuite le sort réservé aux cités. S'il est constant que, trop dociles aux conseils des hommes iniques, elles ont passé à des dieux étrangers, tous les habitants y seront frappés du glaive; tout ce qu'elles renferment sera la proie des flammes; toutes les dépouilles y seront réunies en monceau, vases, meubles, et brûlées avec la ville et son peuple sous les yeux du Seigneur. « Cette cité demeurera éternellement ensevelie sous ses ruines, et elle ne sera jamais relevée. Mais toi, rien de cet anathème ne s'attachera à tes mains, afin que le Seigneur détourne de toi sa colère. »

Sa haine pour les idoles lui a inspiré toute une série de malédictions: «Maudit l'homme qui fait une image taillée, ou qui jette en fonte l'abomination du Seigneur, l'œuvre des mains d'un artisan, pour la placer dans un lieu secret! » Dans le Lévitique: « Ne vous tournez point vers les idoles, et ne faites point de dieux en fonte. Je suis le Seigneur votre Dieu. » Et ailleurs: « Les enfants d'Israël sont mes serviteurs et mes fils. C'est moi qui les ai tirés de la terre d'Egypte: moi, leur Seigneur. ---- Je suis le Seigneur votre Dieu: vous ne vous ferez point d'idole ni d'image taillée. Vous n'élèverez aucun signe, et ne mettrez aucune pierre en votre terre pour l'adorer, car je suis le Seigneur votre Dieu. » Voilà les premiers oracles que le Seigneur a prononcés par la bouche de Moïse. Ils concernent également ceux que le Dieu d'Israël a délivrés de l'Egypte de ce monde, inondé de superstitions, et qu'il a tirés de la maison de la servitude humaine. Dans la suite, les prophètes n'ont qu'une voix pour répéter les paroles du même Dieu qui confirme et sanctionne sa première loi par la réitération des mêmes préceptes. Point de défense plus formelle et sur laquelle il insiste davantage: « Vous ne vous taillerez ni n'adorerez des idoles; » témoin l'oracle du psalmiste: « Les idoles des |144 nations ne sont que de l'or et de l'argent; elles ont des yeux, et ne voient point; des oreilles, et elles n'entendent pas; des narines, et elles ne sentent pas; une bouche, et elles ne parlent pas; elles ont des mains, et elles ne touchent pas; des pieds, et elles ne marchent pas. Qu'ils deviennent semblables aux idoles, et ceux qui les font et ceux qui se confient en elles! » 

III. La dignité de Dieu doit-elle souffrir que son nom et ses honneurs soient prostitués au mensonge? Peut-il ne pas défendre à ceux qu'il a arrachés au joug de la superstition de retourner honteusement à la servitude de l'Egypte? Enfin a-t-il le droit d'exiger que des enfants, adoptés par lui, ne s'éloignent pas de son culte? Questions qui n'ont pas besoin d'être discutées. On ne nous demandera pas davantage d'examiner si Dieu a voulu l'observation d'une loi qu'il a fondée, et s'il venge le mépris d'une loi dont il a voulu l'observation. A quoi bon la loi, s'il n'avait pas exigé qu'elle fût obéie, et vainement l'eût-il exigé, s'il n'avait pas voulu châtier? Il me reste à prouver que les déclarations précédentes s'adressaient à des superstitions détruites ou châtiées par Dieu. La question du martyre en acquerra toute sa certitude.

Moïse était avec Dieu sur la montagne, lorsque le peuple, incapable de supporter une absence qui lui était si nécessaire, demande qu'on lui forge des dieux; dieux impies, qu'il aurait dû plutôt réduire en poudre! On redouble d'instances auprès d'Aaron. Celui-ci ordonne aux Israélites de jeter dans les flammes les ornements d'or qui pendaient aux oreilles de leurs femmes. N'allaient-ils pas échanger contre une sentence de mort la parole de Dieu qui est le plus bel ornement de l'oreille de l'homme? Ces flammes intelligentes convertirent les métaux en un stupide animal, comme pour charger les Israélites de confusion, et leur dire: « Votre cœur est là où est votre trésor, » c'est-à-dire en Egypte qui, parmi tant d'autres superstitions honteuses, a consacré son bœuf Apis. Trois |145 mille hommes furent en conséquence immolés par leurs pères et leurs proches, parce que, les premiers dans la révolte et dans le châtiment de la révolte, ils avaient outragé le Dieu qui était bien plus encore leur père et leur proche. ---- Dans les Nombres, Israël, campé à Séthim, se rend coupable avec les filles de Moab qui le convoquent à leurs sacrifices, afin que la fornication de l'esprit se joignît à celle du corps. Israël mange de ces viandes abominables, adore les dieux de cette nation et s'initie au culte de Béelphégor. Pour cette seconde idolâtrie, sœur de la fornication, vingt-trois mille hommes sont décapités par le glaive de leurs proches, victimes offertes à la justice divine. ----Après la mort de Jésus, fils de Navé, les Israélites abandonnent le Dieu de leurs pères et se courbent devant les idoles de Baalim et d'Astaroth. Aussitôt la colère du Seigneur livre les coupables entre les mains de leurs ennemis qui les pillent et les vendent à des étrangers. Vainement ils essaient de résister. Partout où ils se présentent, la main céleste s'étend sur eux, et ils éprouvent de grandes calamités. Dieu leur donne ensuite des juges ou censeurs; mais ils se lassent bientôt d'obéir aux juges. Chaque juge n'est pas plutôt mort, qu'ils retombent dans des actions plus criminelles que celles de leurs pères, suivant des dieux étrangers, les servant et les adorant. Alors la fureur de Dieu s'allume contre Israël. « Parce que, dit-il, ce peuple a violé l'alliance que j'avais signée avec ses pères, et qu'il a dédaigné d'entendre ma voix, je n'exterminerai point les nations que Josué a laissées lorsqu'il est mort. » Dans les annales des juges et ensuite des rois, Dieu fait sentir à Israël sa colère par les forces des nations voisines qu'il tient en réserve, par la guerre, par la captivité, par le joug des étrangers, toutes les fois qu'Israël s'éloignait de lui, surtout pour tomber dans l'idolâtrie.

IV. S'il est certain que, dès l'origine, l'idolâtrie a été défendue par des prohibitions répétées autant que menaçantes; si des exemples nombreux et terribles démontrent |146 qu'elle n'est jamais demeurée impunie, et qu'il n'y a pas devant Dieu un crime plus insolent que cette transgression de la loi, nous sommes forcés de le reconnaître de nous-mêmes, l'intention des menaces et des vengeances divines est une autorité en faveur du martyre, qu'il faut non pas accepter avec défiance, mais supporter avec courage. Interdire l'idolâtrie, c'était ouvrir la porte à la confession du nom sacré; sans quoi, où seraient ces généreux dévouements? L'autorité divine préludait d'avance à ce dont elle préparait l'exécution. Aujourd'hui donc, si nous sommes sous l'aiguillon, c'est Dieu qui nous y a placés. Le scorpion envenime la plaie en niant et en blasphémant cette volonté, soit pour insinuer un autre Dieu dont la volonté serait différente, soit pour décréditer le nôtre dont telle est la volonté, soit pour donner un démenti à la volonté de ce Dieu, dans l'impuissance de le nier lui-même. Nous avons vengé ailleurs l'existence de ce Dieu, dans un combat contre chaque hérésie en particulier. Aujourd'hui, renfermés dans une attaque unique, nous établissons ce principe que la volonté du Dieu d'Israël, et de ce Dieu seul, ouvrit la porte au martyre, soit en prohibant constamment l'hérésie, soit en la châtiant quand elle a eu lieu. Si enfin il en coûte pour obéir au précepte, une des conditions de l'observation du précepte sera que je souffre tout ce qui est attaché à la fidélité au précepte, qu'est-ce à dire? que je m'expose aux outrages qui m'attendent dès que je me tiens en garde contre l'hérésie. Qui m'impose le précepte, m'impose l'obéissance, apparemment. Qui veut la soumission en veut les éléments et les moyens. Mon souverain législateur me dit: « Tu ne reconnaîtras d'autre Dieu que moi. De bouche ou d'action, n'importe, tu ne créeras aucun autre Dieu. Tu n'en adoreras point d'autre que celui qui t'a donné ces ordres, quelle que soit la forme d'adoration. » Il me commande encore de le craindre, de peur qu'il ne m'abandonne, et de l'aimer de toutes les facultés de mon être, jusqu'à livrer ma vie pour lui. |147 J'ai fait serment de mourir sous ses drapeaux. Ses ennemis me défient au combat. Leur donner la main, ce serait me montrer aussi lâche qu'eux. Non, je garderai ma foi sur le champ de bataille; blessé, percé, immolé, que m'importe? Qui a voulu le trépas de son défenseur, sinon celui qui l'a marqué d'avance pour cet héroïque dévouement?

V. La volonté de mon Dieu, tu la connais. Nous avons repoussé l'attaque: considérons maintenant, pour frapper d'autres coups, quelle est la nature de cette volonté. Il serait trop long de prouver que mon Dieu est bon; nous l'avons déjà démontré aux Marcionites. Au reste, il suffit de nommer Dieu, pour que l'on croie nécessairement qu'il est bon. Supposez un Dieu mauvais, point d'alternative possible. Ou il vous faudra nier l'existence de ce Dieu mauvais, ou il faudra que vous accordiez la bonté à qui vous accordez la divinité. Donc elle sera bonne la volonté de ce Dieu qui ne peut être Dieu sans être bon. La bonté de l'institution que Dieu a voulue, en est une nouvelle preuve; il s'agit du martyre. Une chose bonne ne peut émaner que d'un être bon. J'affirme que le martyre est bon devant ce même Dieu qui défend et châtie l'idolâtrie. Car l'antagoniste de l'idolâtrie est le martyre. Or, qui peut lutter contre le mal, sinon le bien? Est-ce à dire que nous prétendions nier les oppositions mutuelles des biens et des maux? Nullement. Mais autre est l'essence du martyre: il combat l'idolâtrie non pas avec les armes communes, mais par une grâce surnaturelle et spéciale, puisqu'il nous délivre de l'idolâtrie. Qui hésiterait à reconnaître comme un bien ce qui nous affranchit du mal? Qu'est-ce après tout que l'aversion de l'idolâtrie et du martyre, sinon la haine de la mort et de la vie? La vie est dans le martyre autant que la mort dans l'idolâtrie. Vous appelez la vie un mal; donc il faut que vous appeliez la mort un bien. Mais quel travers dans la plupart des hommes! On rejette ce qui sauve, on embrasse ce qui perd; on court tête baissés |148 dans le péril, on se dérobe au remède avec une attention cruelle; il en coûte moins de mourir que de travailler à sa guérison. Voyez, en effet, ce qui arrive au plus grand nombre: ils fuient les secours qui leur rendraient la vie, les uns par extravagance, les autres par pusillanimité, ceux-là par une honte mal entendue. La médecine humaine a aussi ses rigueurs: le scalpel, la cautérisation, l'aiguillon du sinapisme. Je n'appellerai pas cependant un mal l'amputation, la cautérisation ou le sinapisme, puisqu'ils m'apportent d'utiles douleurs. Loin de répudier ces opérations parce qu'elles me contristent, je les invoquerai parce que nécessairement elles me contristent. Les avantages de l'opération en adoucissent l'horreur. Ce malade hurle, bondit, pousse des gémissements entre les mains du médecin. Sans doute; mais il va combler de présents ces mêmes mains qu'il accusait tout à l'heure. Hier elles étaient cruelles; aujourd'hui elles ne sont qu'habiles et bienfaisantes. Il en est de même du martyre. S'il paraît sévir, ce n'est que pour sauver. Ne sera-t-il pas permis également à Dieu de guérir pour l'éternité, par la flamme et par le fer, chacune de nos blessures.

Admirez encore ici la sagesse du médecin. Il oppose aux ravages de la maladie des remèdes dont la nature est analogue, lorsque, suivant une méthode en apparence contradictoire, il soulage nos affections par nos affections elles-mêmes. En effet, il arrête l'inflammation par une inflammation plus forte; il éteint la chaleur de la fièvre par l'aiguillon de la soif; il diminue le débordement de la bile par des potions amères; enfin il rappelle par l'incision de la veine le sang qui s'échappe. Et vous, vous croirez devoir accuser un Dieu, et un Dieu jaloux encore, lorsqu'il veut lutter contre un principe malfaisant (4), nous venir en aide, en opposant outrage à outrage, détruire la mort par la mort, repousser l'immolation par l'immolation, |149 éloigner les tortures par les tortures, dissiper les supplices par les supplices, communiquer la vie en donnant la mort, soulager la chair en paraissant la blesser, sauver la vie en paraissant l'arracher. Ce que vous appelez désordre est l'économie de la divine sagesse; cette rigueur que vous accusez est une grâce véritable: Dieu récompense par l'éternité des épreuves d'un moment. Rendez hommage à ce Dieu, qui n'est cruel que pour votre bien. Vous êtes tombé dans ses mains, oui, heureusement pour vous, parce qu'il a pu reconnaître vos maladies. La maladie de l'homme précède toujours le médecin. L'homme avait couru au-devant du trépas. Il avait reçu de son Seigneur, comme d'un médecin compatissant, l'utile avertissement de vivre selon la loi, c'était de manger de tous les fruits, excepté de ceux d'un arbre qui lui fut désigné. Défense importune! Le législateur le savait bien. Trop docile aux suggestions de celui qu'il préféra, l'homme viola le précepte d'abstinence, et porta à ses lèvres le fruit défendu. Saturé de transgression, pour ainsi dire, il fut mûr pour la mort, bien digne, il faut l'avouer, de périr tout entier, puisqu'il l'avait ainsi voulu. Mais le Seigneur, laissant tomber la première fermentation du péché et attendant du progrès des temps l'élaboration de son œuvre, composa peu à peu des remèdes qui ne sont rien moins que les règles de la foi, discipline ennemie du vice, tranchant par la parole de vie la parole de mort, et détruisant l'ouïe de la transgression par l'ouïe de l'obéissance. Vous le voyez: quand ce médecin suprême ordonne de mourir, il ne fait que bannir l'engourdissement de la mort. O homme! pourquoi refuses-tu de te guérir aujourd'hui par la mort, quand tu n'as pas craint autrefois de te perdre par elle? Pourquoi ne veux-tu pas de l'immolation qui sauve, quand tu as voulu du trépas qui anéantit? Quoi! si dédaigneux de l'antidote, si affamé du poison!

VI. Il y a mieux. S'il était vrai que Dieu nous eût proposé le martyre à titre d'épreuve, afin que l'homme pût |150 lutter par cette arme contre l'antique ennemi, et triompher de celui auquel il céda jadis une si facile victoire, la libéralité de Dieu n'éclaterait-elle pas en cette conjoncture bien plus que sa rigueur? Arracher l'homme par la foi à l'avidité de Satan, était trop peu pour lui. Il a voulu qu'il pût fouler généreusement aux pieds l'orgueil de Satan, afin que la victime ne fût pas seulement soustraite à l'ennemi, mais qu'elle terrassât le vainqueur. Celui qui nous avait conviés au salut s'est fait un plaisir de nous convier à la gloire: aux joies de la liberté il a joint l'allégresse de la couronne.

Avec quel empressement nos cités célèbrent ses combats et ces joutes solennelles que la superstition, soutenue par le goût du plaisir, inventa autrefois chez les Grecs; l'Afrique elle-même peut l'attester. Toutes les villes troublent encore de leurs applaudissements Carthage, gratifiée naguère des jeux pythiques, dans la vieillesse du stade. Ainsi, l'on a cru de tout temps que, pour enflammer l'émulation, accroître la force du corps, l'étendue de la voix, il convenait de donner aux athlètes la récompense pour but, des spectateurs pour juges, le plaisir pour aiguillon. A ce prix plus de fatigues, plus de blessures! On se laisse battre, supplanter, déchirer, mettre en lambeaux, inonder de sang: en est-il un seul qui songe à reprocher au juge du combat d'exposer des hommes à la violence? En dehors du stade, on demande réparation d'un outrage; ici les coups et les meurtrissures disparaissent sous l'éblouissant prestige des couronnes et des applaudissements, des présents et des distinctions publiques, des images et des statues, de l'espérance de se survivre à soi-même dans le souvenir des hommes, et de la chimérique immortalité que l'on promet à son nom. Avez-vous jamais entendu l'athlète se plaindre de ses blessures? non, sans doute, car il les a voulues. La couronne cache ses plaies; la palme déguise son sang; il est plus enflé de sa victoire que des outrages subis par son corps. Dites-moi: regarderez-vous |151 encore comme insulté ce combattant si joyeux? Mais que dis-je? Le vaincu lui-même reproche-t-il son infortune au président des jeux? Et il serait malséant à Dieu de proposer ses combats et ses jeux? de nous ouvrir cette arène où il nous donne « en spectacle aux hommes, aux anges, » et à toutes les puissances? d'éprouver quelle est la force de l'ame et de la chair? de distribuer à celui-ci la palme, à celui-là des honneurs; à celui-ci le droit de cité, à celui-là des récompenses? d'en réprouver quelques autres, et de rejeter avec ignominie ceux qu'il a châtiés? En vérité, n'allez-vous pas imposer à Dieu et le temps, et la manière et les lieux où il doit juger sa famille, comme si la sagesse et la prévision n'entraient pas aussi dans les attributions d'un juge?

Mais que dire maintenant, si ce n'est pas à titre de combat que Dieu nous a proposé le martyre, mais pour l'avancement de notre foi? Ne fallait-il pas qu'elle eût sous les yeux comme une espérance supérieure où elle pût rassembler ses efforts, suspendre ses vœux, et gravir avec constance, puisque les offices de la terre aspirent eux-mêmes à monter de degré en degré? Ou bien, comment y aurait-il dans « la demeure du père de famille des tabernacles différents, » si on n'admet pas la diversité de mérite? Comment une « étoile différera-t-elle en éclat d'une autre étoile, » si ce n'est par la différence des rayons? Or, si la Foi, elle aussi, devait marcher de sublimité en sublimité, de splendeur en splendeur, il fallait que ses conquêtes fussent le prix laborieux de la fatigue, de la souffrance, de la torture et de la mort elle-même. Examinez d'ailleurs quels sont les dédommagements. En sacrifiant ce qu'il a de plus cher au monde, son corps et son ame, celui-ci ouvrage, celle-là souffle du Créateur, l'homme ne se dépouille que pour placer à un plus gros intérêt, ne dépense que pour retrouver davantage: même prix, même récompense. Dieu avait vu d'avance que parmi les épreuves de la fragilité humaine les assauts du |152 tentateur, les pièges du monde et les séductions de toute nature, la Foi, en sortant du bain régénérateur, courrait encore de grands périls. Que d'infortunés périraient après avoir recouvré le salut! Que de convives profaneraient la robe du banquet nuptial! Que de négligents oublieraient de renouveler l'huile de leur lampe! Enfin que de brebis à poursuivre à travers les vallées, à travers les montagnes, et à rapporter sur ses épaules! Il place auprès de nous, comme seconde espérance et ressource dernière, les luttes du martyre, bain sanglant auquel la sécurité est acquise désormais, et dont le psalmiste chantait ainsi la suprême félicité: « Heureux celui à qui son iniquité a été pardonnée et dont le péché a été couvert! Heureux l'homme auquel Dieu n'a point imputé son crime! » En effet, que reste-t-il à imputer aux martyrs qui ont déposé leur vie elle-même dans ce bain réparateur? Ainsi, « couvrant la multitude des péchés, parce qu'elle aime Dieu de toutes ses forces, » (elle les emploie dans les luttes du martyre) « de toute son ame, » (elle la livre volontairement pour Dieu ) la charité constitue le martyr. Remèdes, conseils, jugements, spectacles, tous cela vous paraît-il encore une cruauté de mon Créateur? Dieu a-t-il soif du sang de l'homme? Oui, répondrai-je avec confiance, si l'homme a soif du règne de Dieu, si l'homme a soif d'un salut qui ne coure plus aucune chance, si l'homme a soif d'une seconde régénération. On ne peut envier à qui que ce soit une indemnité où la mesure de la récompense et du châtiment est la même pour tous?

VII. Que le scorpion de l'hérésie vienne encore darder son aiguillon et crier que Dieu est homicide, je repousserai avec horreur le souffle empoisonné du blasphème qu'exhale la bouche du sectaire, mais je n'embrasserai pas moins sur le témoignage de la raison un Dieu, ainsi fait, par la raison même que, sous le nom de la Sagesse et par la bouche de Salomon, il se déclare lui-même plus qu'homicide. « La Sagesse, dit-il, a égorgé ses enfants, » Immolation |153 pleine de sagesse, puisqu'elle les enfante à la vie; pleine de raison, puisqu'elle les met en possession de la gloire î O ingénieux parricide! O crime d'une adresse consommée! O sainte cruauté qui tue pour que la victime ne meure pas! Et après cela que vient-il? « La Sagesse est célébrée au dehors par des hymnes d'allégresse. » Ne chante-t-on pas, en effet, le triomphe des martyrs? « La Sagesse déploie son intrépidité sur les places publiques, car elle n'égorge ses fils » que pour leur bonheur. « Elle fait entendre sa voix avec confiance sur les murs les plus hauts de la cité, » témoin lorsqu'elle s'écrie suivant Isaïe: « Je suis au Seigneur. L'autre dit: J'appartiens à Jacob; un autre, j'appartiens à Israël. » O mère compatissante! que ne puis-je être compté parmi ses enfants pour être immolé par elle! Que ne puis-je être immolé de sa main pour devenir son fils! Mais se contente-t-elle d'égorger ses enfants sans les torturer aussi? J'entends Dieu s'écrier ailleurs: « Je les purifierai comme on purifie l'argent, et je les éprouverai comme on éprouve l'or. » Oui, sans doute, au creuset des supplices et par les tortures du martyre, qui sont comme la pierre de touche de la foi. L'apôtre n'ignore pas davantage quel Dieu il a prêché, lorsqu'il écrit: « S'il n'a pas épargné son propre fils, et s'il l'a livré à la mort pour nous, que ne nous donnera-t-il point après nous avoir tout donné? » Vous le voyez, la Sagesse divine a immolé son propre fils, son fils premier-né, son fils unique, pour qu'il eût à vivre, que dis-je? pour qu'il pût rétablir dans la vie tous ceux qui l'avaient perdue. Puisque la Sagesse de Dieu n'est rien moins que le Christ « qui s'est livré pour nos péchés, » je puis dire dès-lors que la Sagesse s'est immolée elle-même. Les paroles renferment deux choses, le son et le sens; il ne suffit pas que l'oreille du corps entende, il faut que l'oreille de l'esprit pénètre. Celui qui ne comprend pas les opérations de Dieu, crie à la cruauté. Cependant, nous avons beau ne les pas comprendre, les textes sacrés sont là, qui |154 arrêtent la témérité de nos jugements. « Qui a connu les desseins de Dieu, ou qui est entré dans le secret de ses conseils? Qui lui a ouvert la route de l'intelligence? »

Il y a mieux. Le monde, pour apaiser la colère de ses dieux, leur offre des victimes humaines, les Scythes à Diane, les Gaulois à Mercure, les Africains à Saturne. De nos jours encore, le Latium, sur ses places publiques, présente à son Jupiter des libations de sang humain. En est-il un seul qui se plaigne? Toute l'assemblée ne dit-elle pas qu'il y a là quelque secret motif, ou que la volonté de son dieu est incompréhensible? Si notre Dieu avait réclamé des dévouements et des martyrs, à titre de victimes spéciales, qui lui aurait reproché une religion sinistre, des cérémonies lugubres, des autels convertis en bûchers, et des prêtres environnés de cadavres? Ou plutôt qui n'eut envié le bonheur de servir à la nourriture de son Dieu?

VIII. Je me renferme dans ce point unique, et me borne à rechercher si le martyre a été ordonné par Dieu, afin qu'ordonné par Dieu, il vous semble un acte de sagesse, puisque toutes les prescriptions divines sont sages. « La mort des élus est précieuse aux yeux du Seigneur. » Ainsi l'a chanté le Psalmiste; non point, j'imagine, cette mort commune, tribut qu'il nous faut tous acquitter, encore moins cette mort ignominieuse, flétrie par l'iniquité et par la damnation qui la suit, mais cette mort que l'on brave pour rendre témoignage à sa religion, lutte glorieuse où le martyr se sacrifie pour rester fidèle à la justice et à son serment, telle enfin qu'elle est décrite par Isaïe. « Le juste périt, et nul n'y pense dans son cœur. Le Seigneur rappelle à lui l'homme de sa miséricorde, et nul ne le regrette. Le juste sera enlevé de la présence des méchants, et sa sépulture sera honorée. » Tout est là, annonce du martyre, récompense du martyre.

En effet, la justice, dès l'origine, souffre la violence. Dieu n'a pas plutôt commencé d'être honoré, que la religion est l'objet de la jalousie. Celui qui était agréable à |155 Dieu est tué et tué par son frère. L'impiété, pour marcher plus rapidement à l'homicide, commence par son propre sang. Les justes ont été sacrifiés, pourquoi les prophètes ne le seraient-ils pas! David est réduit à prendre la fuite; Elie ne sauve ses jours qu'en se cachant, Jérémie est lapidé, Isaïe meurt sous la scie, Zacharie est égorgé entre le vestibule et l'autel, laissant sur la pierre l'ineffaçable empreinte du sang qu'il a versé. Le précurseur lui-même, qui vient fermer la loi et la prophétie, cet homme qui fut plus qu'un prophète, puisqu'il a été honoré du titre d'ange, est ignominieusement décapité, salaire jeté à une impudique. De tout temps, ceux qu'animait l'esprit de Dieu se laissèrent conduire par lui au martyre, afin de justifier leurs enseignements par leurs propres exemples. Lorsqu'une ville, lâchement obéissante, courait adorer l'image de son monarque, les trois jeunes captifs d'Israël n'oublièrent pas ce qu'exigeait d'eux une foi, qui savait demeurer libre jusque dans les fers, qu'est-ce à dire? qu'il fallait mourir pour combattre l'idolâtrie. Ils se souvenaient que Jérémie écrivait à ceux que menaçait cette captivité: « Maintenant vous verrez à Babylone des dieux d'or et d'argent, de pierre et de bois, portés sur les épaules, et redoutés par les nations. Gardez-vous d'imiter ces étrangers, de craindre ces dieux, et de vous laisser aller à la frayeur. Quand vous verrez la multitude répandue autour de ces statues, et leur adressant ses hommages, dites en votre cœur: c'est vous, Seigneur, que nous devons adorer. » Aussi, répondirent-ils avec une confiance qu'ils puisaient en Dieu, quand ils repoussèrent avec énergie les menaces conditionnelles du monarque: « Nous ne pouvons vous le promettre, ô prince! Le Dieu que nous honorons est assez puissant pour nous délivrer de la fournaise de feu, et nous arracher de vos mains. Alors il vous deviendra évident que nous ne servons pas vos dieux et n'adorons pas la statue d'or que vous avez élevée. » O martyre consommé, quoique non sanglant! |156 Ils ont assez souffert, ils ont été assez brûlés. Dieu, pour témoigner que leur confiance en lui n'était pas vaine, les couvrit de sa protection. Voyez encore Daniel! il n'adorait que le Dieu véritable. La Chaldée s'indigne, le dénonce, et le jette aux animaux sauvages. Les lions furieux avec lesquels étaient enfermé le captif ne l'eussent pas épargné, si les sentiments élevés de Darius sur la divinité avaient dû être trompés.

Au reste, il fallait que tout prophète, que tout serviteur de Dieu, provoqué par l'idolâtrie, et refusant d'obéir, passât par le creuset de la tribulation. N'était-il pas souverainement raisonnable que ces hommes de cœur, pour mieux accréditer auprès de leurs contemporains ou de leurs descendants la vérité qu'ils annonçaient, lui imprimassent l'autorité de leur sang et de leur trépas, parce que personne n'eût consenti à mourir s'il n'avait eu la certitude qu'il mourait pour la vérité? Ainsi plus de doute; préceptes, exemples, antiquité, tout prouve que le martyre est la dette de la foi.

IX. Pour dépouiller l'antiquité de son mystère, il ne reste plus qu'à soutenir que le christianisme est une nouveauté, importée par un Dieu étranger, sans lien commun avec la loi première, et où « la Sagesse ne sait pas immoler ses propres enfants. » ---- La divinité, nous dit-on, est bien différente dans le Christ, ainsi que sa volonté et son école. Chez lui point de martyre, ou bien il a voulu qu'on le comprît autrement. Cela est si vrai, que jamais il n'exhorte les siens à braver ce péril; il ne promet pas de rétribution à ces souffrances, parce que ces souffrances il ne les veut pas.----Voilà pourquoi sans doute il débute dans ses préceptes par cette exclamation: « Bienheureux ceux qui souffrent pour la justice, parce que le royaume du ciel est à eux! » Paroles qui, dans leur généralité, s'appliquent à tous; ensuite il s'adresse plus spécialement à ses Apôtres: « Vous serez heureux, lorsque les hommes vous maudiront et vous persécuteront, et diront faussement |157 toute sorte de mal de vous à cause de moi. Réjouissez-vous en ce jour-là et soyez dans l'allégresse: voici que votre récompense est grande dans le ciel; car leurs pères traitaient ainsi les prophètes. » N'était-ce pas leur prédire qu'il seraient immolés à la manière des prophètes?

Mais, je vous l'accorde; cette persécution, toute conditionnelle, ne concerne que les Apôtres. Eh bien! puisque les Apôtres nous ont transmis le sacrement de la foi tout entier, et la propagation du nom chrétien, et les communications du Saint-Esprit, disciples héréditaires et rejetons de la semence apostolique, nous sommes liés par la loi qui enchaînait les Apôtres. Ils étaient martyrs; donc nous devons être martyrs comme eux. Jésus-Christ leur dit ailleurs: « Voilà que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups; soyez en garde contre les hommes. Car ils vous feront comparaître dans leurs assemblées, et ils vous flagelleront dans leurs synagogues. Et vous serez conduits devant les magistrats et devant les rois, pour me rendre témoignage en leur présence et au milieu des nations. » Mais lorsqu'il ajoute: «Le frère livrera le frère à la mort, et le père le fils; les enfants s'élèveront contre les parents, et les feront mourir; » il est manifeste qu'il applique à d'autres cette iniquité, que les Apôtres n'ont pas éprouvée. Aucun d'eux n'a été livré par un père, par un frère, ce qui est arrivé à la plupart d'entre nous. Jésus-Christ revient ensuite à ses Apôtres: « Vous serez en haine à tous à cause de mon nom; » à plus forte raison nous-mêmes qui devons être livrés par nos parents. Ainsi, par le mélange de ces dispositions qui concernent tantôt les Apôtres, tantôt chacun des fidèles, il a fait pour tous ceux dans lesquels son nom siège comme en un sanctuaire, avec la haine du monde, une loi universelle de confesser son nom jusqu'à la mort. «Celui qui persévérera jusqu'à la fin, sera sauvé?» Persévérer, mais dans quelles souffrances? Dans la persécution, dans la trahison, dans l'immolation. Persévérer ne signifie, pas autre chose qu'endurer jusqu'à la fin. Voilà |158 pourquoi « le disciple n'est pas au-dessus du Maître, ni le serviteur au-dessus de son Seigneur, » ajoute-t-il sur-le-champ. La cause en est toute simple. Le Maître et le Seigneur ayant été persécuté, trahi, immolé, à plus forte raison les serviteurs et les disciples devront-ils subir les mêmes épreuves, de peur qu'ils ne passent pour être d'une nature supérieure s'ils sont affranchis de la tribulation de l'iniquité, surtout quand il doit suffire à leur gloire d'être traités comme le Seigneur et le Maître qui les encourage ainsi à la patience: « Ne craignez point ceux qui tuent le corps et ne peuvent tuer l'ame; mais plutôt craignez celui qui peut précipiter l'ame et le corps dans l'enfer. » Ceux qui ne peuvent tuer que le corps, quels sont-ils, sinon les magistrats et les rois nommés plus haut? Ce sont des hommes, j'imagine. Quel est, au contraire, le souverain dominateur de l'ame, sinon Dieu seul? Qui nous menace des flammes vengeresses, sinon le Dieu « sans la volonté duquel l'un des deux passereaux ne tombe point à terre, » c'est-à-dire ni l'une ni l'autre des deux substances de l'homme, son corps ou son ame? Tous les cheveux de notre tête étant comptés devant lui, « ne craignez donc pas, » puisqu'il ajoute: «Vous valez plus que beaucoup de passereaux. » C'est nous promettre que nous ne tomberons pas vainement ni sans profit dans la terre, si nous aimons mieux être immolés par les hommes que par Dieu. « Quiconque confessera en moi devant les hommes, moi aussi je confesserai en lui devant mon Père qui est dans les cieux; et celui qui me renonce devant les hommes, je le renoncerai devant mon Père qui est dans les cieux. » Ici du moins, j'imagine, tout est clair dans la définition de la confession ainsi que du désaveu, quoique l'énonciation diffère. L'homme qui fait profession de christianisme se reconnaît pour le disciple du Christ. Celui qui est à Jésus-Christ, est nécessairement en Jésus-Christ. S'il est dans le Christ, il confesse donc dans le Christ, au moment où il confesse qu'il est Chrétien. Car il ne peut l'être, à moins |159 d'être dans le Christ. Or, en confessant dans le Christ, il confesse aussi le Christ qui est dans le Christ, puisqu'il réside en lui en qualité de Chrétien. Prononcez le mot jour, sans avoir nommé la lumière elle-même, vous avez montré un effet de la lumière qui donne le jour. De même, quoique le Seigneur n'ait pas dit formellement: «Celui qui me confessera, » l'acte d'une confession journalière ne laisse point de s'accorder avec le sens des paroles du Seigneur. Quiconque en effet confesse ce qu'il est, c'est-à-dire Chrétien, confesse par là même ce par quoi il l'est, c'est-à-dire le Christ. Conséquemment quiconque se désavoue pour Chrétien, nie dans le Christ en niant qu'il soit dans le Christ, quand il désavoue son titre de Chrétien. D'autre part, celui qui niera que le Christ réside en lui-même, en niant qu'il réside dans le Christ, désavouera également Jésus-Christ. Donc nier dans le Christ, équivaut à nier le Christ; donc confesser dans le Christ, équivaut à confesser le Christ.

Il eût suffi que le Seigneur s'expliquât uniquement sur l'obligation de confesser. Il était facile, d'après ce texte, de préjuger son contraire, et de conclure que Dieu répondait au désaveu par un désaveu, comme à la confession par la confession. Voilà pourquoi l'énoncé de la confession amenant de soi-même la formule du désaveu, il est visible que Dieu en disant: « Celui qui me désavouera, » et non « celui qui désavouera en moi, » comme il l'avait fait pour l'aveu, appliquait ces paroles à une autre espèce d'apostasie. Il avait vu d'avance que la persécution s'armerait de toutes ses fureurs pour que le Chrétien, après avoir renié sa foi, fût aussi contraint de renier et de blasphémer le Christ. Ainsi avons-nous vu dernièrement avec horreur que, sous prétexte de réduire à l'apostasie quelques Chrétiens, on lutta contre leur foi tout entière avec une barbarie sans nom. Il vous sera donc inutile de dire: Quand même je nierais que je sois chrétien, je ne serais pas désavoué par le Christ, puisque je ne l'ai pas désavoué personnellement. Le désaveu de votre foi ne sera pas moins criminel, parce |160 qu'en niant que vous soyez chrétien, c'est-à-dire en niant le Christ qui est en vous, vous l'avez renié lui-même. Il y a mieux. Il renvoie mépris pour mépris: « Celui qui aura rougi de moi en face des hommes, dit-il, je rougirai également de lui en face de mon Père qui est dans les deux. » L'apostasie, il ne l'ignorait pas, est fille de la honte; le front est comme le sanctuaire de l'ame, et le respect pour Dieu est mort au-dedans avant que le dehors ait défailli.

X. Mais penser avec quelques-uns que ce n'est pas ici-bas, c'est-à-dire ni dans les limites de ce monde, ni dans le voyage de la vie présente, ni en face d'hommes d'une nature commune que doit avoir lieu la confession, c'est calomnier l'économie divine de toutes les choses que nous devons éprouver sur cette terre dans la vie présente et sous l'empire des puissances de ce monde. Les âmes apparemment, après avoir quitté le corps et traversé tous les étages du ciel, examinées sur la nature de leurs mérites pour savoir quels pavillons elles doivent habiter, et interrogées sur les mystérieux arcanes de l'hérésie, auront à rendre témoignage devant les puissances véritables en face des hommes véritables, peut-être devant les Thélètes (5), les Abascantes (6) et les Acinètes de Valentin. Quant aux hommes au milieu desquels nous vivons, notre Démiurgue lui-même, ajoutent-ils, ne les regardait pas comme des hommes qui méritassent ce nom. Que sont-ils à ses yeux? «Une goutte d'eau qui tombe dans le vase, une poussière que le vent emporte, rien que mépris et néant. » Il y a plus. «. Il les assimile quelque part aux animaux dépourvus de raison. » |161 

D'accord, ainsi parlent les textes sacrés; mais vous autorisent-ils à conclure qu'il y a d'autres hommes que nous? Nous sommes. Donc les livres saints ont pu nous comparer à ce qu'ils ont jugé convenable, toutefois en respectant la propriété comme l'unité de notre espèce. De ce que notre vie a été corrompue, de ce que, jugée digne de mépris, elle a été comparée à des choses méprisables, il ne suit pas que notre nature soit changée jusqu'à mériter une autre dénomination. Je dis mieux. On conserve à l'homme l'intégrité de sa nature, tout en flétrissant ses désordres, et le Christ ne connaît pas d'autres hommes que ceux dont il parle ainsi: « Qu'est-ce que les hommes disent du Fils de l'homme?---- Tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le leur également. » Répondez! le Christ a-t-il conservé la nature de ceux dont il invoque le témoignage, et pour lesquels il réclame la réciprocité de la justice. Que si je demande à l'hérésie où sont ces prétendus hommes célestes, Aratus (7) me montrera plus facilement Céphée, Persée, Erigone et Ariane transformés en constellations. Qui donc empêcha le Seigneur de m'avertir en termes clairs que la confession des nommes aurait lieu là où il a déclaré ouvertement qu'aurait lieu la sienne? Pourquoi ne m'a-t-il pas dit sans détour: « Celui qui m'avouera devant les hommes qui sont dans les cieux, moi aussi, je l'avouerai devant mon Père qui est dans les cieux? » Si c'est d'une confession à la face du ciel qu'il a entendu parler, il a dû nécessairement m'éviter la méprise d'une confession terrestre dont il ne veut pas, parce que d'autres hommes que les habitants de la terre, je n'en connais pas, et que d'ailleurs l'homme jusqu'ici n'a pas encore été vu dans le ciel. Comment croire d'ailleurs que porté là haut au sortir de cette vie, je subirai une épreuve là où je ne puis être admis que déjà éprouvé; que je serai examiné une seconde fois |162 dans un lieu où je ne puis entrer qu'avec le titre d'élu. Le ciel est ouvert au Chrétien avant les avenues du ciel, parce qu'il n'est point de route qui mène au ciel, sinon pour celui auquel le ciel est ouvert. Y parvenir, c'est y entrer. D'accord avec la superstition romaine, ne voilà-t-il pas que tu nous établis des Janus, des Forculus, des Limentinus et d'autres ridicules fantômes pour garder les portes du ciel? Si jamais tu as lu dans David: « Ouvrez-vous, ô portes! ouvrez-vous, ô portes éternelles, et le Roi de gloire entrera; » si jamais tu as entendu Amos s'écrier: « Il élève dans les cieux les marches de son trône; il appelle les eaux de la mer, et elles se répandent sur la terre, » sache-le bien, cette ascension nous a été frayée par les pas du Seigneur; la porte nous a été ouverte par le triomphe du Christ: alors plus de retard qui arrête le Chrétien sur le seuil des cieux; plus d'épreuves à subir: il ne s'agit plus à cette heure de jugement, mais de reconnaissance; d'interrogatoire, mais d'admission.

---- Le ciel est encore fermé, dis-tu.

---- Souviens-toi qu'ici-bas, le Seigneur en a laissé les clefs à Pierre et dans sa personne à l'Eglise. Quiconque aura été interrogé sur la terre et aura confessé sa foi les emportera avec lui. Satan affirme que notre confession aura lieu là-haut pour nous persuader d'abjurer ici-bas. Vraiment, ô utiles renseignements à envoyer d'avance à mon juge; ô excellentes clefs à emporter avec moi, que d'arriver devant Dieu « avec la crainte de ceux qui tuent

le corps seulement, sans avoir aucun pouvoir sur l'ame! » Merveilleuse recommandation que l'infraction du précepte! Je résisterai glorieusement dans le ciel après n'avoir pu résister sur la terre; je soutiendrai le regard des puissances supérieures après avoir tremblé sous l'œil des puissances inférieures. Enfin je mériterai d'être admis après avoir été déjà exclus.

Il vous reste à, dire qu'il faut apostasier ici-bas, puisque |163 la confession nous attend là-haut. Où se trouve une des deux choses, se rencontre aussi la totalité. Toutes les oppositions marchent de concert. La raison veut dès-lors qu'il y ait persécution dans le ciel, parce que la persécution est l'élément indispensable de toute confession comme de toute apostasie. O le plus audacieux des hérétiques, pourquoi hésiter encore? Que ne transportes-tu dans les régions célestes la persécution contre les Chrétiens? Que ne places-tu la haine qui nous poursuit à côté de ce même trône, « où le Christ siège à la droite de son Père? » Eh bien! rétablis là-haut et la synagogue des Juifs qui la première poussa le cri de guerre et flagella les apôtres, et les nations vociférant dans leur amphithéâtre: « Jusques à quand cette troisième engeance? » Il nous faut de plus des frères, des pères, des fils, des belles-mères, des belles-filles et jusqu'à des serviteurs, pour nous trahir, comme la prophétie l'annonce. Est-ce tout? Je veux encore des rois, des magistrats et des puissances armées devant lesquelles nous défendrons notre cause. Creuse en outre dans le ciel un cachot ténébreux, fermé aux rayons du soleil, ou vainement éclairé, si la lumière y pénètre. Convertis en chaînes les zones, en chevalet l'axe du monde! Faut-il lapider le Chrétien? la grêle n'attend que tes ordres; le brûler? la foudre est sous ta main; l'immoler? Orion allonge déjà ses bras menaçants; le livrer aux bêtes féroces? voilà que le septentrion déchaîne ses deux ourses; le zodiaque lâche ses taureaux et ses lions.

« Qui aura persévéré jusqu'à la fin sera sauvé! » Ainsi donc la fin, la passion, l'immolation, la première confession, tout cela se consommera dans le ciel. Et où sera la chair dont la présence est indispensable pour ces diverses, opérations? Où sera le corps qui seul « doit périr sous la main des hommes? » Tel est l'appareil qu'une raison, conséquente à elle-même, a dû dresser, même en se jouant dans l'ironie, parce que vouloir la persécution, c'est transporter avec elle son indispensable cortège, afin que le |164 martyr puisse rendre témoignage à sa foi. En effet, la confession dérive de la persécution: la persécution se consomme par la confession. Or, c'est ici-bas que la haine éclate contre le nom chrétien, ici-bas que la persécution se déchaîne, ici-bas que la trahison nous dénonce, ici-bas que l'interrogatoire nous contraint de blasphémer, ici-bas que les bourreaux sévissent. Confession ou apostasie, il faut à l'une ou à l'autre chacune de ces dispositions. Si c'est ici-bas que se passe tout le reste, point de confession ailleurs. Si la confession se passe ailleurs, que fait ici-bas tout le reste? Mais dans le ciel, rien de tout cela: donc il n'y a pas de confession dans le ciel.

Si l'hérésie prétend qu'au ciel l'interrogatoire et la confession ne procèdent pas comme sur la terre, elle devra aussi établir des dispositions différentes, qui n'aient rien de commun avec celles qui sont consignées dans les Ecritures. Nous pourrions lui dire: C'est ton affaire, pourvu que les interrogatoires et les confessions ici-bas, qui dérivent des éléments de la persécution, conservent la propriété légitime de leurs termes, en sorte qu'il faille croire comme il est écrit, et comprendre comme il est entendu. Pour moi, je défends toute cette économie sur l'autorité elle-même du Seigneur, qui n'a destiné à cette confession d'autre théâtre que la terre. Pourquoi ajoute-t-il après ce qui concerne la confession ou l'apostasie: « Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre; je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive. Car je suis venu séparer l'homme de son père, la fille de sa mère et la belle-fille de sa belle-mère. Et les ennemis de l'homme seront ses propres serviteurs. » Par là, en effet, il arrive « que le frère livre le frère à la mort, et le père, le fils. Les enfants s'élèvent contre les parents, et les font mourir. Mais celui qui persévérera jusqu'à la fin sera sauvé. » Tant il est vrai que la disposition de ce glaive du Seigneur, apporté sur la terre et non dans le ciel, détermine aussi sur la terre cette confession, |165 qui, en persévérant, jusqu'à la fin, doit endurer la mort.

XI. Nous démontrerons de la même manière que tout le reste s'applique également au martyre. « Celui qui estime sa vie plus que moi n'est pas digne de moi; » c'est-à-dire le Chrétien qui aimera mieux vivre en me désavouant que mourir en me confessant. « Celui qui garde sa vie la perdra; mais celui qui la perdra pour moi la trouvera. » Conséquemment le Chrétien garde sa vie, lorsqu'il la rachète par l'apostasie. Mais il perdra dans l'enfer cette vie qu'il croit avoir gagnée par l'apostasie. Le martyr qui meurt en confessant perd la vie du temps; mais il retrouvera la vie de l'éternité. Les magistrats eux-mêmes ne nous disent-ils pas, pour nous engager au parjure: Sauvez votre vie; n'allez pas vous perdre? Quel langage tiendra le Christ, sinon un langage conforme au sort du chrétien?

« Lorsqu'ils vous feront comparaître devant leur tribunal, ne vous inquiétez pas comment vous parlerez. » Ici Jésus-Christ donne ses instructions à ses serviteurs, et leur promet que l'Esprit saint répondra par leurs lèvres. Nous ordonne-t-il de visiter notre frère dans le cachot? c'est le confesseur qu'il nous ordonne de soigner. Affirme-t-il que «Dieu vengera ses élus? » c'est encore les souffrances du martyr qu'il console. Que signifie encore la parabole de la semence qui sèche sur un sol aride, sinon l'ardeur de la persécution? Si rien de tout cela ne doit se prendre dans un sens naturel, assurément ces paroles cachent quelque mystère, et disent une chose, tandis que le sens en dit une autre, comme dans l'allégorie, la parabole ou l'énigme.

Quelle que soit la vaine argumentation dont se gonflent nos scorpions, quel que soit le dard avec lequel ils blessent, je ne veux plus qu'une preuve. Nous en appelons aux faits eux-mêmes: sont-ils conformes à la lettre des Ecritures? Les Ecritures ont voulu réellement désigner tout autre chose, si ces mêmes événements ne sont pas consignés dans |166 les Ecritures. Ce qui est écrit devra infailliblement arriver. Or, ce qui est écrit arrivera, si autre chose n'arrive pas. Mais voilà que nous sommes pris en haine par tous les hommes, à cause de notre nom, ainsi qu'il est écrit; nous sommes livrés par nos proches, ainsi qu'il est écrit; nous sommes traînés devant les puissances, interrogés, torturés et immolés en confessant, ainsi qu'il est écrit. Le Seigneur l'a déclaré de cette manière. S'il l'a déclaré dans un autre sens, pourquoi les événements n'arrivent-ils pas tout autrement qu'il ne l'a déclaré? c'est-à-dire, comme on prétend qu'il l'a déclaré. Mais non; ils n'arrivent pas autrement qu'il ne l'a déclaré. Donc ils arrivent comme il l'a déclaré; et il les a déclarés comme ils arrivent. Car il ne leur aurait pas été permis d'arriver autrement qu'il ne l'a déclaré, et lui-même ne les aurait pas annoncés autrement qu'il n'aurait voulu qu'ils arrivassent. Ainsi les Ecritures ne signifieront pas autre chose que ce que nous lisons dans les événements. Ou si les événements qui ont été prédits ne s'accomplissent pas encore, comment donc s'accomplissent ceux qui n'ont pas été prédits? En effet, ceux qui s'accomplissent n'ont pas été prédits, si la prédiction et les événements sont en contradiction. Mais aujourd'hui que les événements sont d'accord avec les paroles et les paroles avec les événements, on vient nous dire que les paroles ont un tout autre sens. Qu'arriverait-il donc si les événements avaient pris un autre cours? Rejeter les faits et admettre des conjectures, voilà le renversement de la foi. A cette déplorable confusion d'idées, je réponds que si les événements qui s'accomplissent, tels qu'ils sont écrits, ne sont pas ceux qu'annonce la prédiction, il faut exclure ceux qui ne doivent pas s'accomplir tels qu'ils sont écrits, de peur qu'ils ne périclitent eux-mêmes, à l'exemple des premiers. Puisque les événements et les paroles se contredisent, il en résulte donc que des événements ne peuvent pas sembler avoir été prédits, s'ils sont prédits tout autrement qu'ils ne doivent s'accomplir. Et comment ne |167 pas refuser sa foi à des prédictions (8) que démentent les faits? Ainsi les hérétiques, en croyant des prédictions que ne justifient pas les événements, croient ce qui n'a pas été prédit.

XII. Maintenant, qui connaîtra mieux le sens intime des Ecritures, que l'école même de Jésus-Christ, les disciples qu'adopta le Seigneur, par conséquent pour leur apprendre toutes choses, et qu'il nous donna pour maîtres, par conséquent pour être nos docteurs sur tous les points. A qui aurait-il révélé le sens de ses paroles plutôt qu'à ceux devant lesquels il fit rayonner sa gloire, c'est-à-dire à Pierre, à Jacques, à Jean, et ensuite à Paul, qu'il ravit au ciel avant même son martyre? Ces hommes divins écrivent-ils aussi d'une façon, tandis qu'ils pensent de l'autre, apôtres du mensonge, et non de la vérité? Pierre adresse ces mots aux habitants du Pont: « Quelle est votre gloire, si ce n'est pas pour vos péchés que vous souffrez des outrages? Votre patience est agréable à Dieu. Car c'est à quoi vous avez été appelés, puisque Jésus-Christ a souffert pour nous, vous laissant son exemple, afin que vous marchiez sur ses pas. » Et ailleurs: « Mes bien-aimés, lorsque Dieu vous éprouve par le feu des afflictions, n'en soyez point surpris, comme s'il vous arrivait quelque chose d'extraordinaire. Mais réjouissez-vous d'avoir part aux souffrances de Jésus-Christ, afin que vous soyez aussi comblés de joie dans la manifestation de sa gloire. Vous êtes bienheureux, si vous êtes outragés pour le nom de Jésus-Christ, parce que l'honneur, la gloire, la vertu de Dieu, et son Esprit, reposent sur vous. Mais qu'aucun de vous ne souffre comme meurtrier ou comme voleur, ou comme calomniateur, ou comme un homme qui convoite le bien d'autrui. Souffre-t-il comme |168 Chrétien? qu'il n'en ait point de honte; loin de là, qu'il en glorifie Dieu. » Ecoutons Jean à son tour. « Il nous exhorte à donner aussi notre vie pour nos frères, parce que la crainte n'est pas où est l'amour. L'amour parfait, ajoute-t-il, chasse la crainte; car la crainte est accompagnée de peine, et celui qui craint n'est point parfait dans l'amour. »

De quelle crainte s'agit-il ici pour nous, sinon de la crainte qui conseille l'apostasie? Quel est, dans le langage sacré, l'amour parfait, sinon celui qui dissipe la crainte et soutient le courage du confesseur? Par quelles frayeurs sera châtiée la crainte, sinon par les frayeurs qui environneront le parjure condamné à périr, avec son corps et son ame, dans les flammes de l'enfer? « Mourez pour vos frères, » nous dit l'Apôtre; à plus forte raison pour Jésus-Christ. Son Apocalypse ne l'avait que trop bien préparé à de semblables conseils. L'Esprit saint, en effet, avait écrit à l'ange de l'Eglise de Smyrne: « Le démon jettera quelqu'un de vous dans les fers, afin que vous soyez éprouvés, et vous souffrirez pendant dix jours. Soyez fidèles jusqu'à la mort, et je vous donnerai la couronne de vie. » Même exhortation à l'ange de Pergame, lorsque l'intrépide martyr Antipas eut souffert la mort là où habitait Satan. Même exhortation à l'ange de Philadelphie, qu'il déclare affranchi de l'épreuve dernière, pour n'avoir point désavoué le nom du Seigneur. A chaque vainqueur, il promet une récompense, tantôt le fruit de l'arbre de vie, tantôt la délivrance de la seconde mort, tantôt la manne cachée, avec une pierre blanche où sera inscrit un nom inconnu. Celui-ci tiendra dans ses mains la verge de fer, et brillera comme la clarté de l'étoile du matin. Celui-là portera une robe blanche, et son nom ne sera point effacé du livre de vie. Il deviendra dans le temple de Dieu une colonne marquée du nom divin et du nom de la céleste Jérusalem. Cet autre siégera sur un trône, à côté du Seigneur, honneur refusé aux fils de Zébédée. Ces |169 bienheureux vainqueurs, quels sont-ils, sinon les martyrs proprement dits? En effet, à qui combattit, la victoire; à qui versa son sang, le combat! En attendant, les ames des martyrs reposent paisiblement sons l'autel, nourrissant leur attente de la confiance qu'elles seront vengées, vêtues de robes, et déjà couvertes de la robe blanche de la gloire, jusqu'à ce que d'autres viennent partager leur splendeur. Derrière eux, en effet, s'avance une multitude innombrable, vêtue de robes blanches, portant à la main les palmes de la victoire, parce qu'ils ont triomphé de l'ante-christ, comme le dit un des vieillards: « Ce sont ceux qui sont venus de la grande tribulation et qui ont lavé et blanchi leurs robes dans le sang de l'Agneau. » Le vêtement de l'ame, c'est la chair. Ses souillures sont lavées par le baptême, et ses taches blanchies par le martyre. C'est dans ce sens qu'Isaïe promettait à l'écarlate et au vermillon qu'ils deviendraient semblables à la neige et à la toison la plus blanche. Quant à la grande Babylone que l'Apôtre nous décrit ivre du sang des saints, il n'en faut point douter, c'est à la coupe du martyre qu'elle boit son ivresse; mais de là résulte aussi que trembler devant la confession, c'est encourir le châtiment. Qui recule est inscrit parmi les réprouvés; que dis-je, il est rangé à leur tête. « Les timides et tous les autres, nous dit Jean, auront leur part dans l'étang de feu et de soufre. » Tel est le châtiment qu'il réserve à cette même crainte, « que chasse l'amour parfait, » dans une autre de ses épîtres.

XIII. Mais avec quelle ardeur il nous recommande le martyre après lequel il soupire lui-même, ce Paul, qui, de persécuteur répandant le premier le sang de l'Eglise, devient ensuite Apôtre, « échangeant ainsi l'épée contre la plume, le glaive contre l'instrument de labour, le matin Benjamin, loup ravissant, le soir apportant ses dépouilles, suivant les paroles de Jacob! » Ecoutons-le s'applaudissant de la foi des Thessaloniciens! « De sorte, |170 dit-il, que nous nous glorifions nous-même en vous, dans les Eglises de Dieu, à cause de votre patience et de votre foi au milieu même de toutes les persécutions et des tribulations qui vous arrivent; qui sont des marques du juste jugement de Dieu, et qui servent à vous rendre dignes de son royaume, pour lequel aussi vous souffrez. » Même langage aux Romains: « Nous nous glorifions, non-seulement dans cette espérance, mais encore dans nos afflictions, sachant que l'affliction produit la patience, la patience l'épreuve, et l'épreuve l'espérance; et cette espérance n'est pas vaine. » Et ailleurs: « Or, si nous sommes enfants, nous sommes aussi héritiers, je dis héritiers de Dieu, et cohéritiers de Jésus-Christ, pourvu toutefois que nous souffrions avec lui, afin que nous soyons glorifiés avec lui. Car je crois que les souffrances de la vie présente n'ont aucune proportion avec cette gloire qui doit un jour éclater en nous. » Voilà pourquoi il ajoute plus bas: « Qui donc nous séparera de l'amour de Jésus-Christ? Sera-ce l'affliction, ou les angoisses, ou la faim, ou la nudité, ou les périls, ou les persécutions, ou le glaive? Selon qu'il est écrit: On nous livre tous les jours à la mort à cause de vous; on nous regarde comme des victimes destinées aux sacrifices. Mais parmi tous ces maux, nous demeurons victorieux par la vertu de celui qui nous a aimés. Car je suis assuré que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les principautés, ni les puissances, ni les choses présentes, ni les futures, ni la violence, ni tout ce qu'il qu'il y a de profond, ni aucune autre créature, ne pourra jamais nous séparer de l'amour de Dieu en Jésus-Christ notre Seigneur. » Quand il raconte aux Corinthiens ses souffrances, il fait de la souffrance une loi imprescriptible: « J'ai essuyé plus de travaux, reçu plus de coups, enduré plus de prisons. Je me suis vu souvent près de la mort. J'ai reçu des Juifs jusqu'à cinq fois trente-neuf coups de fouet; j'ai |171 été battu de verges par trois fois; j'ai été lapidé une fois, etc. »

Que si ces choses vous paraissent des disgrâces, plutôt que des martyres véritables, écoutez encore! « C'est pourquoi je me complais dans mes faiblesses, dans les outrages, dans les nécessités, dans les persécutions, dans les angoisses pour Jésus-Christ. » Il est semblable à lui-même dans ce qui précède: « Nous subissons toute sorte d'afflictions, mais nous n'en sommes point accablés; nous nous trouvons dans de grandes difficultés, mais nous n'y succombons pas. Nous sommes persécutés, mais nous ne sommes pas abandonnés; nous sommes renversés, mais nous ne sommes pas perdus. Nous portons toujours dans notre corps la mort de Jésus. Mais quoique dans nous, ajoute-t-il, l'homme extérieur se détruise » ( c'est-à-dire la chair, par la violence des persécutions ), « l'homme intérieur se renouvelle de jour en jour, » (c'est-à-dire l'ame, par l'espérance des promesses). «Les afflictions si courtes et si légères de la vie présente produiront pour nous de degré en degré le poids éternel d'une sublime et incomparable gloire. Ainsi nous ne considérons point les choses visibles, mais les invisibles. Car les choses visibles sont passagères; » allusion aux disgrâces de la vie, « mais les invisibles sont éternelles; » allusion aux récompenses. Ecrit-il du fond de sa prison aux Thessaloniciens, il les estime bienheureux « de la grâce qui leur a été faite, non-seulement de croire en Jésus-Christ, mais encore de souffrir pour lui. Dieu, leur dit-il, vous a engagés dans le même combat où vous m'ayez vu et où vous avez appris que je suis encore. Car si, après avoir offert à Dieu le sacrifice de votre foi, il faut que mon sang soit répandu sur la victime, j'en aurais de la joie, et je m'en réjouirais avec vous tous. Et vous devriez aussi vous-mêmes en avoir de la joie et vous en réjouir avec moi. » L'entendez-vous exalter le bonheur du martyre auquel il donne de la |172 solennité par la réciprocité de la joie? Comme il se félicite, dans son épître à Timothée, dès qu'il croit toucher à l'objet de ses vœux! « Car moi je suis près d'être immolé, et le temps de ma mort approche. J'ai combattu fortement; j'ai achevé ma course, j'ai gardé ma foi. Il ne me reste qu'à attendre la couronne que le Seigneur me donnera en ce grand jour; » oui, la couronne du martyre. Il avait suffisamment exhorté plus haut son cher disciple. « C'est une vérité très-certaine; si nous mourons avec Jésus-Christ, nous vivrons également avec lui. Si nous souffrons avec lui, nous régnerons également avec lui; si nous le renonçons, il nous renoncera aussi. Si nous lui sommes infidèles, il demeurera fidèle; car il ne peut pas être contraire à lui-même. Ne vous laissez donc pas troubler par la passion de notre Seigneur, ni par l'idée que je suis son captif. » En effet, il avait dit plus haut: « Dieu ne nous a pas donné un esprit de timidité, mais un esprit de force, d'amour et de sagesse. » Oui, nous souffrons avec une sagesse et une force qui se raniment dans l'amour de Dieu, quand nous souffrons pour l'innocence. Nous encourager à la patience, qu'est-ce autre chose dans la bouche de l'Apôtre que de nous préparer d'avance pour la tribulation? De même, nous éloigner de l'idolâtrie, n'est-ce pas lui arracher surtout la couronne du martyre?

XIV. Il est bien vrai qu'il écrit aux Romains: « Que toute ame soit soumise aux puissances supérieures; car il n'y a point de puissance qui ne soit de Dieu. Ce n'est pas en vain qu'elle porte le glaive. Le prince est le ministre de Dieu, mais pour exécuter sa vengeance, ajoute-t-il, en punissant celui qui fait le mal. » En effet, il avait dit plus haut: « On n'a rien à craindre du prince en faisant le bien, mais en faisant le mal. Voulez-vous donc n'avoir point à craindre la puissance, faites le bien et vous en recevrez des louanges. Le prince est le ministre de Dieu pour votre bien; que si vous faites le mal, |173 vous avez raison de craindre. » Conséquemment, ce n'est pas pour te fournir l'occasion d'échapper au martyre qu'il te recommande la soumission aux puissances, mais pour t'exhorter à bien vivre, parce que les puissances sont les auxiliaires de la justice, et les ministres du jugement divin, qui s'exerce d'avance ici-bas sur les criminels. Ensuite il détermine la nature et les limites de cette soumission: « Rendez à chacun ce qui lui est dû, le tribut à qui vous devez le tribut, les impôts à qui vous devez les impôts, » c'est-à-dire: « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu; » mais l'homme n'appartient qu'à Dieu. Pierre avait dit également: «Tu honoreras le roi. » Mais de quelle manière l'entend-il? Quand le monarque reste sur son domaine, quand il ne prétend pas aux honneurs divins. Nous aimons aussi notre père et notre mère, pourvu cependant qu'ils ne soient pas mis en parallèle avec Dieu. Au reste, il n'est pas permis de chérir son ame elle-même plus que Dieu.

XV. Eh quoi donc! les épîtres des Apôtres sont-elles si variables? Ames simples et colombes innocentes jusqu'ici, nous sommes-nous jetés volontairement dans l'erreur par je ne sais quel désir de vivre? Qu'il en soit ainsi, je l'accorde. Dépouillons la lettre de son sens légitime. Toutefois, nous connaissons les tribulations des Apôtres; cette doctrine est palpable; pour la comprendre, il me suffit de parcourir le livre des Actes. Je n'en demande pas davantage; j'y rencontre partout des cachots, des fers, des flagellations, des lapidations, des glaives, des Juifs qui insultent, des nations qui se lèvent avec fureur, des tribuns qui diffament, des rois qui interrogent, des proconsuls qui dressent leurs tribunaux. Qu'est-il besoin du nom de César pour servir d'interprète? Pierre est mis à mort; Etienne lapidé, Jacques immolé, Paul étendu sur le chevalet avant d'être décapité; voilà des faits écrits dans le sang. L'hérétique veut-il des preuves à l'appui de ces livres? Eh bien! |174 

les annales de l'Empire (9) prendront la parole comme autrefois les pierres de Jérusalem! J'ouvre la Vie des Césars; Néron, le premier, ensanglante à Rome le berceau de la foi. C'est alors que Pierre, attaché au gibet, est ceint par une main étrangère; alors que Paul obtient le titre de citoyen romain en renaissant à une nouvelle vie par la noblesse de son martyre. Partout où je rencontre ces souffrances, j'apprends à souffrir. Qui choisirai-je pour mes docteurs du martyre, les paroles des Apôtres? où l'autorité de leur mort? peu m'importe, sinon que je reconnais leurs paroles dans leur trépas. A coup sûr, ils ne se seraient pas exposés aux souffrances, si leur avis eût été qu'il ne faut pas souffrir. Quand Agabus prédit à Paul que la captivité l'attend à Jérusalem, aussitôt ses disciples le conjurent en pleurant de ne pas se rendre dans cette ville. Vaines supplications! Fidèle à ses enseignements de tous les jours, l'Apôtre leur répond avec courage: « Que faites-vous en pleurant et en affligeant mon cœur? Je suis prêt non-seulement à subir la prison, mais encore à mourir dans Jérusalem pour le nom du Seigneur. » Alors ils cessent de le presser: « Que la volonté du Seigneur soit faite, » disent-ils, bien convaincus que le martyre est dans la volonté de Dieu. En effet, les disciples de Paul, en essayant de le retenir, regrettaient l'Apôtre, mais ne dissuadaient pas le confesseur. Que si un Prodicus (10) ou un Valentin eut murmuré à ses oreilles: « Il n'est pas besoin de confesser ici-bas le Seigneur à la face des hommes; n'allons pas surtout prétendre que Dieu ait soif du sang de |175 l'homme, et que le Christ exige la réciprocité du martyre, comme s'il en attendait son propre salut, » il eût entendu de la bouche du serviteur de Dieu l'anathème que le démon avait entendu de la bouche du Seigneur: « Retire-toi, Satan, tu me scandalises, car il est écrit: Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et tu le serviras lui seul. » Eh bien! que ces mêmes paroles retombent aujourd'hui sur la tête du sectaire, puisque, long-temps après cette épreuve, il vient semer secrètement des poisons qui ne seront funestes à la faiblesse qu'autant qu'elle négligera de tremper ses lèvres au breuvage que nous lui présentons au nom de la foi, soit comme préservatif, soit comme antidote.


1. (1) Vents du midi ou du sud-ouest.

2. (1) Les Gnostiques, les Valentiniens, et tous les détracteurs du martyre.

3. (2) L'expression est de Bossuet.

4. (1) L'idolâtrie.

5. (1)  Les Thélètes et les Acinètes. Deux des Eons de Valentin.

6. (2) Abascante ne figurait pas parmi les Eons de cet hérétique. C'est une plaisanterie de Tertullien. Abascante est un mot grec qui signifie amulette, ou préservatif contre la magie et la fascination, comme pour dire que les Gnostiques et les Valentiniens cherchaient à faire des dupes.

7. (1) Poète grec qui a écrit un ouvrage intitulé les Phénomènes.

8. (1) On lit avec l'Omniloquium de Moreau: Et quomodo meritò non credentur quae erunt praedicata quia non ità erunt praedicata quomodo eveniunt.

9. (1)  Allusion à ce double passage de Tacite et de Suétone: « Quaesitis simis pœnis affecit Nero quos vulgus Christianos appellabat. »

Annales, liv. 16. 

Afflicti suppliciis Christiani.

Suétone, chap. 16, Vie de Néron.

10. (2)  Saint Clément d'Alexandrie attaque ce Prodicus au septième livre des Stromatés. Il l'accuse de rejeter la nécessité de la prière.


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Traduit par E.-A. de Genoude, 1852.  Proposé par Roger Pearse, 2005.  Text grec en unicode.


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