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TERTULLIEN

CONTRE MARCION.

LIVRE II.

I. Le nouvel ordre de cet ouvrage dont nous avons annoncé les vicissitudes dans une courte introduction, nous a procuré un autre avantage, c'est qu'en discutant contre Marcion le double principe, il nous a été loisible d'assigner à chacun des deux, son titre et son livre spécial, conformément à la division de la matière; par conséquent, ici de montrer qu'un de ces dieux n'existe pas, là, de venger les droits et la dignité du Dieu méconnu, puisqu'il avait plu à l'habitant du Pont d'introduire l'un et de bannir l'autre. Pouvait-il en effet édifier Je mensonge autrement que sur les ruines de la vérité? Il lui fallut renverser ce qui existait déjà, pour élever son système. Il bâtit sur des chimères, parce que la réalité lui échappe. Il fallait discuter seulement ce point qu'il n'y a point d'autre dieu que le Dieu Créateur, afin que le faux dieu détrôné, on n'ait plus à s'occuper que du vrai Dieu à la faveur des règles certaines qui font connaître une divinité unique et parfaite. Ainsi, constater qu'il n'en existait pas d'autre, c'était d'abord prouver son existence. Ensuite il résultait de là que ce Dieu, quel qu'il fût, il convenait de le reconnaître sans controverse, de l'adorer et non de le juger, de travailler à nous le rendre favorable, plutôt que de le mettre en discussion ou de le redouter à cause de ses vengeances. En effet, quelle nécessité plus pressante pour l'homme que d'honorer le Dieu véritable qui se présente à lui pour ainsi dire, puisqu'il n'y en a pas d'autre. |53

II. Aujourd'hui c'est le Dieu tout-puissant, le maître, le Créateur de l'univers qui est mis en cause, sans doute, j'imagine, parce qu'il est connu dès le berceau du monde, parce que jamais il n'a été caché, parce qu'il a toujours brillé sans nuage, long-temps avant Romulus, loin d'avoir commencé sous Tibère, comme on le prétend.

Il n'est méconnu que des hérétiques qui le citent à leur tribunal. Comme il faut un dieu à tout prix, ils s'en sont fait un au gré de leurs caprices, aimant mieux le censurer que le nier. Je crois voir des yeux aveugles ou malades qui, incapables de soutenir l'éclat de la lumière, demandent un soleil plus tempéré ou plus accommodé à leur faiblesse. Sectaire extravagant, le soleil qui illumine et gouverne ce monde est unique. Alors même que tu l'insultes, toujours bon, toujours utile, qu'il te blesse ou t'importune par l'abondance de ses rayons, qu'il te paraisse méprisable, ou dégradé, peu importe, il n'en est pas moins d'accord avec la raison de son être.

---- Tu ne peux l'entrevoir, dis-tu!

----Ta vue débile supporterait-elle mieux les clartés de tout autre soleil s'il en existait un second? que sera-ce de celui qui surpasse tous les soleils? Toi qui t'éblouis devant une divinité inférieure, que feras-tu devant une divinité plus sublime? Crois-moi, épargne ta faiblesse! Cesse de te jeter imprudemment dans le péril! N'as-tu pas un Dieu certain, indubitable, que lu as suffisamment entrevu aussitôt que tu as découvert qu'il est celui que tu ne connais pas, celui du moins que tu ne connais qu'autant qu'il l'a voulu lui-même? Tu acceptes bien un dieu en vertu de cette connaissance; mais en vertu de ton ignorance, tu le discutes insolemment, que dis-je? lu vas jusqu'à l'accuser, comme si tu avais pénétré les mystères de sa nature. Si tu le connaissais, tu ne le blasphémerais pas; lu ne le réfuterais pas. Tu lui restitues son nom, j'en conviens; mais la vivante substance cachée sous ce nom, mais la grandeur éternelle, appelée Dieu, tu la nies audacieusement, faute de pouvoir |54 embrasser dans les mains une immensité qui cesserait d'être incommensurable, si l'homme en avait la mesure. Il entrevoyait d'avance les cœurs des hérétiques, le prophète Isaïe, quand il s'écriait; « Qui a connu les pensées du Seigneur? à qui a-t-il demandé conseil? qui l'a instruit? les routes de l'intelligence et de la sagesse, qui les lui a ouvertes? » L'apôtre a tenu le même langage: « Ô profondeur des trésors et de la sagesse de Dieu! que ses jugements sont incompréhensibles! » (voilà le juge: ) « que ses voies sont impénétrables! » (voilà la sagesse et la science. ) Science, sagesse que personne ne lui a révélées, à moins qu'il ne les tienne de ces superbes détracteurs qui s'en vont répétant: « Voilà qui est indigne de Dieu! Il convenait à la sagesse de faire autrement! comme si quelqu'un pouvait pénétrer dans les conseils de Dieu, excepté l'Esprit de Dieu! Ceux qu'anime l'esprit du monde, ne reconnaissant point de Dieu dans leur propre sagesse, se sont dit: Nous sommes plus clairvoyants que Dieu. » Pourquoi? Le voici: « De même que la sagesse du monde est folie aux yeux de Dieu, de même la sagesse de Dieu est folie aux yeux du monde: mais nous, nous savons que la folie de Dieu est plus sage que les hommes; et la faiblesse de Dieu plus forte que les hommes. » Par conséquent jamais Dieu n'est plus grand que là où il parait petit aux regards de l'homme; jamais plus miséricordieux que là où sa bonté se voile; jamais plus indivisible dans son imité que là où l'homme aperçoit deux ou plusieurs principes. Que si dès le berceau du monde, « l'homme animal, fermant la porte aux dons de Dieu, » taxa de folie la loi qu'il avait commencé de transgresser; si en abjurant la soumission, il fut déshérité des trésors qu'il possédait déjà, la gloire du paradis, et la douce familiarité de son Dieu, par laquelle il eût tout connu, s'il avait persévéré dans l'obéissance, m'étonnerai-je que rendu à son élément primitif, esclave relégué dans la prison de la terre, condamné à féconder la terre de ses sueurs, incessamment courbé |55 vers la terre, il ait communiqué l'esprit du monde, grossière émanation de la terre, à toute sa postérité, animale comme lui, hérétique comme lui, et fermant son cœur aux choses de Dieu? Qu'Adam rebelle à son créateur et substituant sa volonté désordonnée à celle de son maître, ait ouvert la première porte aux invasions de l'hérésie, dont l'acception originaire désigne un choix, une préférence, qui n'en conviendra? Il est bien vrai que le vase d'argile n'a jamais dit au potier: «Ton oeuvre manque de sagesse.» Il confessa donc qu'il avait été séduit. Qui l'avait séduit? Il ne le dissimula point davantage. Il désobéit; mais il né s'emporta point en blasphèmes contre le Créateur. Il ne censura point l'auteur dont il avait éprouvé dès l'origine toute la bonté, et qu'il ne convertit en juge sévère que par une volontaire prévarication. Il est vrai, encore un coup. Aussi Adam n'était-il qu'un novice en fait d'hérésie.

III. Puisque nous voici arrivés à la discussion du Dieu connu, si l'on demande à quel titre il l'est, il faudra débuter nécessairement par les œuvres antérieures à l'homme, afin que la bonté de ce Dieu, révélée aussitôt que lui-même, et reposant depuis lors sur une base indestructible, nous fournisse un moyen d'apprécier l'ordre et la sagesse des oeuvres suivantes.

Disciples de Marcion, une fois instruits de la bonté de notre Dieu, vous pourrez la reconnaître digne de la divinité aux mêmes conditions qui tout à l'heure vous démontraient que cette vertu manquait de sagesse dans votre idole. D'abord ce vaste univers, par lequel il s'est révélé, notre Dieu loin de l'avoir mendié à autrui l'a tiré de son propre fonds, l'a créé pour lui-même. La première manifestation de sa bonté fut donc de ne pas permettre que le Dieu véritable restât éternellement sans témoin, qu'est-ce à dire? d'appeler à la vie des intelligences capables de le connaître, Y a-t-il, en effet, un bien comparable à la connaissance et à la possession de la divinité? Quoique ce bien sublime fût encore sans appréciateur, faute d'éléments auxquels il se |56 manifestât, la prescience de Dieu contemplait dans l'avenir ce bien qui devait naître, et le confia à son infinie bonté, qui devait disposer l'apparition de ce bien, qui n'eut rien de précipité, rien qui ressemblât à une bonté fortuite, rien qui tînt d'une rivalité jalouse, et qu'il faut dater du jour où elle commença d'agir. C'est elle qui a fait le commencement des choses; elle existait donc avant le premier moment où elle se mit à l'œuvre. De ce commencement qu'elle fit, naquit le temps dont les astres et les corps lumineux nous marquent la distinction, l'enchaînement et les révolutions diverses. « Ils vous serviront de signe, a-t-elle dit, pour supputer le temps, les mois, les années. » Ainsi point de temps avant le temps pour celle qui a fait le temps. Point de commencement avant le commencement pour celle qui a créé un commencement.

Ainsi, n'ayant pas commencé et n'étant pas soumise à la mesure du temps, on ne peut voir en elle qu'une durée immense et infinie, on ne peut la regarder comme soudaine, accidentelle, provoquée à agir; elle n'a rien qui puisse lui donner quelque ressemblance avec le temps, elle est éternelle, sortie du sein de Dieu, et par conséquent regardée comme sans fin, et par là même digne de Dieu, couvrant de honte la prétendue bonté du dieu de Marcion qui est bien au-dessous d'elle, non-seulement sous le rapport du commencement et de la durée, intérieure même en malice, si toutefois la malice peut se mêler à l'idée de bonté.

IV. Ainsi lorsque, du fond de son éternité, la bonté divine eut destiné l'homme à connaître Dieu, elle mérita sa reconnaissance par un autre point. Avant de l'arracher au néant, elle lui prépara pour domicile passager la masse imposante de l'univers, et dans l'avenir un séjour plus magnifique encore, afin que la sagesse éternelle se jouât dans les petites choses comme dans les grandes, se révélât de toutes parts, et que la créature passât des merveilles de la terre aux ineffables merveilles de l'éternité. Dieu couronne une œuvre bonne, par son Verbe, ministre excellent. |57 

« Mon cœur, dit-il, a produit une parole excellente. » Que Marcion reconnaisse déjà l'excellence du fruit à l'excellence de l'arbre. Cultivateur inhabile, c'est toi qui sur l'arbre du bien entas une greffe mauvaise. Mais la greffe du blasphème ne prévaudra point, elle séchera avec la main qui l'a faite: et attestera ainsi la nature d'un arbre bon.

Voyez rapidement à quel point cette parole a fructifié. « Dieu dit: Que cela soit, et cela fut, et Dieu vit que cela était bon. » Non qu'il ait besoin d'y arrêter ses yeux pour en apercevoir la bonté. Mais, son œuvre étant bonne, il la voit telle qu'elle est, il l'honore d'un regard de complaisance, il souscrit à sa perfection, il y contemple les traits de sa sagesse. Ainsi appelle-t-il bon ce qu'il a créé bon, pour te montrer que Dieu tout entier est bonté, soit qu'il parle, soit qu'il agisse. La parole ne savait pas maudire encore, parce que le mal n'était pas né. Nous verrons quelles causes contraignirent le Créateur à maudire. En attendant, quels que soient les rêves des sectaires, le monde était composé d'éléments bons, authentique témoignage de l'immensité du bien qui attendait l'homme pour qui seul avaient été créés ces prodiges. En effet, quel hôte plus digne d'habiter les œuvres de Dieu que « l'image et la ressemblance de Dieu, » à laquelle la bonté souveraine apporta plus de soin qu'à tout le reste, qu'elle façonna, non point avec l'accent impérieux d'un maître, mais d'une main amie, et commençant par cette douce parole: «Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance. » Tu l'entends! c'est la bonté qui a parlé: c'est la bonté qui, pétrissant, l'homme d'un vil limon, a élevé la poussière jusqu'à cette chair pleine de merveilles et a doté une matière unique de tant de facultés. C'est la bonté qui a inspiré à l'homme une ame vivante et non pas inanimée. C'est la bonté qui a dit à ce roi de la création: « Jouis de tous les êtres; commande-leur en souverain; impose-leur des noms. » Après le nécessaire vint l'agrément. Voulant que le possesseur de l'univers résidât dans un séjour plus |58 agréable, elle le transporta dans un jardin de délices, antique symbole de l'Eglise. Il lui manquait encore un bien au milieu de tant de biens. La même bonté donna une compagne au maître de la terre: « Il n'est pas bon que l'homme demeure seul. » Elle savait que ce sexe serait celui de Marie, et serait un grand bien pour l'Eglise.

Cette loi même que tu blâmes, que tu tortures en injurieuses controverses, c'est encore la bonté qui l'a imposée à l'homme, pour enchaîner l'homme à son Dieu par son propre intérêt. Livré à lui-même et affranchi du joug divin, qu'eût-il semblé? un objet de dégoût pour son maître, un autre animal jeté pêle-mêle parmi ces animaux stupides qui devaient lui obéir, et que Dieu n'abandonne à leurs libres penchants que pour attester le mépris où il les fient. Au lieu de cela l'éternelle Sagesse a voulu que l'homme seul pût se glorifier d'avoir été jugé digne de tenir sa loi de Dieu, et que, créature raisonnable, élevée à l'intelligence et au discernement, il fût contenu par une liberté raisonnable, soumis au monarque qui lui. avait soumis la nature.

Les bienveillantes prévisions de la bonté ne s'arrêtèrent point là. « Le jour où vous mangerez de ce fruit, dit-elle. à nos premiers parents, vous mourrez de mort. » Dernier acte de miséricorde qui leur signalait les funestes conséquences de la transgression, de peur que l'ignorance du péril ne favorisât l'infraction du précepte. Si la promulgation de la loi était marquée au coin de la sagesse, la même sagesse demandait que, pour faire respecter la loi, un châtiment fût assigné à la prévarication. Mais ne l'oublions pas! annoncer d'avance le châtiment, c'était ne pas le vouloir. Reconnais donc la bonté de notre Dieu. Elle se manifeste de toutes parts, dans les œuvres, dans le langage, dans les miséricordes, dans les prévisions, dans les préceptes, dans les avertissements.

Abordons les difficultés.

V. Chiens immondes, que l'apôtre chasse de l'assemblée |59 sainte, vous qui aboyez contre le Dieu de vérité, voici les raisonnements qui sont toute votre pâture.

« Si votre dieu est bon, puisqu'il avait la prescience de l'avenir et le pouvoir d'empêcher le mal, pourquoi a-t-il souffert que l'homme, l'homme son image et sa ressemblance, ou plutôt sa substance elle-même par l'origine de son ame, se laissât surprendre par le démon, et infidèle à la loi tombât dans la mort? Si la bonté consistait à ne rien vouloir de pareil, la prescience à ne pas ignorer l'événement, la puissance à l'écarter, jamais ne serait arrivé ce qu'il pouvait advenir avec ces trois conditions de la majesté divine. Puisque cela est arrivé, il est donc certain que la bonté, la prescience, le pouvoir de votre Dieu sont de vaines chimères. La chute eût-elle été possible si Dieu était ce que vous le faites? Elle est arrivée; donc votre Dieu n'a ni bonté, ni prescience, ni pouvoir. »

Avant de répondre, j'ai besoin de venger dans le Créateur le triple attribut qu'on lui conteste. Je ne m'appesantirai pas long-temps sur ce point. J'ai pour moi le principe posé par le dieu de Marcion lui-même: « Les preuves doivent commencer par les œuvres. » Eh bien! puisque les œuvres du Créateur sont bonnes comme nous l'avons démontré tout à l'heure, elles attestent sa bonté. Leur grandeur, il y a plus, leur conquête sur le néant, atteste également sa puissance. Fussent-elles même créées à l'aide de quelque matière préexistante, comme le veulent Hermogène et les siens, on pourrait encore dire qu'elles ont été créées de rien, puisqu'elles n'ont pas toujours été ce qu'elles sont. Pour renfermer ma pensée en un mot, ces œuvres sont grandes parce qu'elles sont bonnes; Dieu est puissant parce que tout lui appartient, d'où lui est venu le nom de Tout-Puissant.

Mais que dire de sa prescience, qui compte autant de témoins qu'il a inspiré de prophètes? Je n'en veux pas de plus magnifique attestation que la sagesse avec laquelle |60 l'auteur de l'univers a disposé toutes ces créatures, prévues par sa prescience. Si la pensée éternelle n'avait pas lu dans l'avenir la transgression de la loi qu'elle imposait, elle n'aurait pas placé sous la menace de la mort la transgression et donné ainsi une garantie contre la transgression: or puisqu'il y a en Dieu des attributs qui ne permettent pas qu'aucun mal ait pu, ail dû arriver à l'homme, ce mal existant, examinons la nature de l'homme, et voyons si ce n'est pas de la nature de l'homme, et non pas de la nature de Dieu, que provient ce mal.

Je remarque d'abord que l'homme a été créé libre, dépendant de son propre arbitre, se gouvernant par sa propre puissance. Tel est surtout le côté par lequel il est vraiment l'image et la ressemblance de Dieu. Qu'on ne s'y trompe pas! Ce n'est point par le visage et les linéaments du corps si variés dans le genre humain, que l'homme a été façonné à l'image de Dieu; c'est dans la substance émanée de Dieu lui-même, c'est-à-dire dans son ame qui répond à la forme de Dieu, qu'il a été marqué du sceau de sa liberté et de sa puissance. La loi elle-même que Dieu lui dicta confirme ce privilège. A quoi bon des lois pour qui n'aurait pas été maître de s'y soumettre ou non? A. quoi bon des menaces de mort pour la transgression de la loi, si le mépris de la loi n'est pas un acte libre et spontané? Même conduite dans les préceptes postérieurs du Créateur qui place constamment devant l'homme le « bien et le mal, la vie et la mort. » Mais que Dieu rappelle, menace, exhorte, partout vous verrez l'ordre et la sagesse de ses commandements se combiner avec la liberté de l'homme, aussi libre d'aimer que de haïr.

VI. « Je prends acte de vos paroles elles-mêmes, s'écrie-t-on. Vos démonstrations de la liberté humaine me prouvent bien qu'il faut imputer à l'homme et non pas à Dieu la catastrophe qui est. survenue. Ce point, je vous l'accorde. Mais alors pourquoi placer entre les mains de |61 l'homme une liberté et une puissance qui devaient lui être si fatales? »

---- Afin de mieux attester la réalité du libre arbitre, et la dignité de cette institution par rapport à Dieu, je vais prouver d'abord que Dieu a dû le régler ainsi, en démontrant que cette combinaison était préférable. Ici encore se manifesteront la bonté et la sagesse divines; car ces deux attributs marchent inséparablement unis dans les œuvres de notre Dieu. La sagesse sans la bonté n'est plus la sagesse; la bonté sans la sagesse n'est plus la bonté, si ce n'est peut-être chez le dieu de Marcion, où elle s'allie à l'extravagance, ainsi que nous l'avons reconnu plus haut. Il fallait que Dieu fût connu. Dessein éminemment bon et raisonnable, on ne le contestera point. Un être digne de connaître Dieu était nécessaire: or, quel être plus capable de remplir ce but, que l'image et la ressemblance de Dieu? Voilà encore une conception bonne et honorable assurément. Il fallait donc que « l'image, que la ressemblance de Dieu » fût dotée du libre arbitre et de l'indépendance, caractères augustes qui manifestassent à tous les regards l'image et la ressemblance du Très-Haut. Pour cela, il fut donné à l'homme une substance honorée de ce privilège, souffle d'un dieu libre et ne dépendant que de lui-même, D'ailleurs n'eût-il pas été contradictoire que l'unique possesseur de l'univers, le roi de la création, ne régnât point avant tout par l'empire de son ame, maître des autres, esclave de lui-même? Ouvre donc les yeux, ô Marcion! Reconnais la bonté de Dieu au présent qu'il fait à l'homme; admire sa sagesse dans cette combinaison. Toutefois n'invoquons ici que la bonté qui nous a départi cet auguste privilège. La sagesse trouvera sa part ailleurs.

En effet, Dieu seul est bon de sa nature. Celui qui possède un attribut incréé, ne le possède point par communication, mais par essence. Pour l'homme, œuvre tout entière de création, qui eut un commencement et reçut dans le principe sa forme et son mode d'existence, il n'est pas |62 incliné au bien par sa nature, mais par accident, il ne le possède point comme un domaine à lui, mais à titre de concession, sous le bon plaisir d'un souverain de qui émane tout ce qui est bon. Mais pour que ce favori du ciel eût aussi son apanage, émancipé à son profit par le Créateur lui-même; pour que le bien devînt sa propriété, j'allais dire sa nature, la liberté, le libre arbitre lui fut accordé comme une balance tenant l'équilibre entre le bien et le mal. Grâce à cette noble indépendance, ainsi le demandait la sagesse, l'homme fut mis à même d'opérer le bien comme on gouverne un domaine à soi, en vertu de sa souveraineté, sous les inspirations d'une volonté maîtresse d'elle-même, qui n'agissait pas plus par flatterie que par crainte. Il ne suffisait point que l'homme fût bon par communication, il fallait encore qu'il le fût par choix, comme par une propriété de son être, afin que devenu plus fort contre le mal, il pût, maître de ses actions, et libre comme son auteur, triompher des assauts que la Providence avait prévus. Enlevez-lui son libre arbitre; enchaîné au bien par la nécessité, au lieu de s'y porter spontanément, il est assujetti d'autre part, en vertu de l'infirmité de sa nature, aux invasions du mal, toujours esclave, tantôt du mal, tantôt du bien. La plénitude du libre arbitre lui fut donc accordée pour l'un comme pour l'autre, afin que s'appartenant constamment à lui-même, il se maintînt volontairement dans le bien, ou se jetât volontairement dans le mal.

D'ailleurs les jugements de Dieu attendent l'homme au terme de sa carrière. Il fallait bien que l'homme en proclamât la justice par les mérites d'un choix libre et spontané. Que la liberté disparaisse; que l'homme se jette dans le vice, ou s'attache à la vertu indépendamment de sa volonté, par les lois d'une nécessité aveugle, où seraient la justice de la récompense, la justice du châtiment? Tel a été le but de la loi. Loin d'exclure la liberté, elle la confirme, Elle repose sur une fidélité ou une rébellion toute |63 volontaire; aussi cette double route s'ouvre-t-elle devant la liberté.

S'il est vrai que la bonté et la sagesse divines caractérisent le don fait à l'homme, perdant de vue la première règle de la bonté et de la sagesse qui doit marcher avant toute discussion, n'allons donc pas condamner une chose d'après l'événement, ni décider en aveugles que l'institution est indigne de Dieu, parce que l'institution a été viciée dans son cours. Mais plutôt entrons dans la nature du fondateur qui a dû procéder ainsi. Puis, à genoux devant son œuvre, abaissons nos regards plus bas.

Sans doute, quand on trouve dès les premiers pas la chute de l'homme, avant d'avoir examiné sur quel plan il a été conçu, il n'est que trop facile d'imputer à l'architecte divin ce qui est arrivé, parce que les plans de sa sagesse nous échappent. Mais aussitôt que l'on reconnaît sa bonté dès le début de ses œuvres, elle nous persuade que le mal n'a pu émaner de Dieu, et la liberté de l'homme, dont le souvenir se présente à nous, s'offre comme le véritable coupable du mal commis.

VII. Par là tout s'explique. Tout est sauvé du côté de Dieu, c'est-à-dire l'économie de sa sagesse, les richesses de sa prescience et de son pouvoir. Cependant tu es en droit d'exiger de Dieu une grande constance, et une inviolable fidélité à ses institutions, afin que ce principe étant bien établi, tu cesses de nous demander si les événements peuvent maîtriser la volonté divine. Une fois convaincu de la constance et de la fidélité d'un dieu bon, constance, fidélité qu'il s'agit d'appuyer sur des œuvres empreintes de sagesse, tu ne t'étonneras plus que Dieu, pour conserver dans leur immutabilité les plans qu'il avait arrêtés, n'ait pas contrarié des événements qu'il ne voulait pas. En effet, si originairement il avait remis à l'homme, la liberté de se gouverner par lui-même, et s'il a été, digne de la majesté suprême d'investir la créature de cette noble indépendance, point que nous avons |64 démontré, conséquemment il lui avait remis aussi le pouvoir d'en user. La force de l'institution le veut ainsi. Mais quelle jouissance lui laissait-il? Une jouissance qui par rapport à Dieu, devait être réglée d'après Dieu lui-même, qu'est-ce à dire? selon Dieu et pour le bien. Je le demande, remet-on des armes contre soi-même? Par rapport à l'homme, elle était abandonnée aux mouvements de sa liberté elle-même. Quand on accorde une faculté, s'avise-t-on d'en contraindre ou d'en limiter l'exercice?

Il était donc conséquent que Dieu n'intervînt plus dans la liberté qu'il avait une fois départie à l'homme, c'est-à-dire qu'il renfermât en lui-même la prescience et la toute-puissance par lesquelles il aurait pu empêcher que l'homme, essayant de faire un mauvais usage de sa liberté, ne tombât dans le mal. Intervenir dans celle circonstances c'était anéantir le libre arbitre qu'il lui avait confié avec tant de bonté et de sagesse. Supposons qu'il soit intervenu. Supposons qu'il eût étouffé le libre arbitre, en arrêtant la main prêle à toucher l'arbre fatal, en éloignant l'insidieux serpent de la présence de la femme, n'est-ce pas alors que Marcion se fût écrié: « O maître inconséquent avec lui-même! caractère mobile, infidèle à son œuvre, brisant ce qu'il avait fait! A quoi bon permettre le libre arbitre pour l'enchaîner ensuite? A quoi bon l'enchaîner après l'avoir permis? Intervention violente, ou institution maladroite, il n'a ici que le choix du blâme. Dès qu'il met des entraves à l'usage de la liberté, n'est-ce pas alors qu'il paraît s'être trompé, impuissant, qu'il était à prévenir l'avenir? Qu'il ait départi cette faveur sans savoir quelle en serait l'issue, on ne peut manquer de le confesser. En vain sa prescience lui montrait l'homme abusant un jour de ses dons, quelle chose convenait mieux à la dignité suprême qu'une immuable fidélité à ses institutions, n'importe l'événement? A l'homme de voir dans ce cas s'il |65 n'avait pas follement dépensé le trésor qu'il avait reçu! Lui seul eût désobéi à une loi qu'il n'aurait pas voulu suivre. Mais il n'appartenait point au législateur de frustrer lui-même sa loi en ne permettant pas l'accomplissement du précepte. »

Voilà quel langage tu tiendrais avec raison contre le Créateur, si en vertu de sa providence et du pouvoir que tu réclames de lui, il s'était opposé au libre arbitre de l'homme. Eh bien! puisque le Créateur s'est conformé à des institutions empreintes de bonté et de sagesse dans leur origine, hâte-toi de rendre intérieurement hommage à sa gravité, à sa patience, à sa fidélité.

VIII. En effet, il n'avait pas tiré l'homme du néant uniquement pour qu'il eût à vivre de la vie matérielle, mais encore de la vie de la justice, conformément à Dieu et à sa loi. La vie animale, il la lui avait communiquée lui-même, en lui soufflant, selon le langage sacré, « une ame vivante. » Quant à la vie dans le bien, il la lui avait recommandée en l'avertissant de respecter la loi. Celui-là prouve donc que l'homme n'a pas été créé pour la mort, qui désire aujourd'hui le rétablir dans la vie, « aimant mieux le repentir du pécheur que sa mort. » Par conséquent, de même que Dieu avait voulu pour l'homme un état de vie, de même l'homme se précipita dans un état de mort, et cela non point par infirmité, non point par ignorance, en sorte que rien ne peut être imputé au Créateur. Quoique le séducteur fût un ange, celui qui a été séduit était libre et maître de lui-même; il était «l'image et la ressemblance du Très-Haut, » plus fort que l'ange; souffle émané de Dieu, il était de plus noble origine que l'esprit matériel, dont se composait la substance angélique. « Les esprits sont tes messagers, s'écrie le Psalmiste, et la flamme est ton ministre. » Dieu aurait-il soumis l'universalité des êtres à l'empire de l'homme, si l'homme eût été incapable de domination; s'il n'eût possédé une nature « plus relevée que celle des |66 anges, » que Dieu n'a pas investis d'un semblable pouvoir? Par conséquent, il n'aurait pas imposé le fardeau de la loi à qui était trop faible pour le porter. Contre celui qui pouvait alléguer l'excuse de son impuissance, il n'aurait pas promulgué un décret de mort; enfin, au Heu de mettre en possession de la liberté et de l'indépendance un être fragile, il lui eût plutôt refusé cette faveur. D'ailleurs rien n'est changé aujourd'hui. Ce même homme, cette même substance intelligente, ce même Adam avec ses conditions primitives, ne le voyons-nous pas, en vertu de son même libre arbitre et de sa même indépendance, triompher encore tous les jours des assauts du même démon, lorsqu'il se conduit d'après la soumission aux préceptes de Dieu?

IX. « Le souffle de Dieu, c'est-à-dire l'âme, a failli dans l'homme. La substance du Créateur est donc capable de pécher de façon ou d'autre. La corruption de la partie ne peut manquer de rejaillir sur le tout. »

---- Pour répondre à cette difficulté, examinons les qualités de l'ame. D'abord il faut nous arrêter au texte grec, qui appelle l'ame un souffle et non un esprit. Quelques interprètes, sans réfléchir à la différence de ces deux termes, ni à la propriété des expressions, au lieu de souffle, écrivent esprit, et par là fournissent aux hérétiques une occasion de blasphémer l'Esprit de Dieu, c'est-à-dire Dieu lui-même, par une odieuse imputation de péché. Nous avons traité ailleurs cette question. Sache donc que le souffle est moindre que l'esprit. Il a beau être une émanation de celui-ci, une exhalaison légère pour ainsi dire, toutefois il n'est pas esprit. Ainsi la brise est plus déliée que le vent. Quoiqu'elle provienne du vent, elle n'est pas le vent. Je pourrais encore appeler le souffle l'image de l'esprit. Car c'est par là que l'homme est la ressemblance de Dieu, c'est-à-dire de l'esprit, selon le témoignage de l'Evangéliste. L'image de l'esprit, c'est donc le souffle. Or, la représentation n'est jamais identique avec la vérité, Autre chose est d'être selon |67 la vérité, autre chose d'être la vérité elle-même. Ainsi, le souffle, bien qu'il soit l'image de Dieu, ne peut égaler tellement la ressemblance du divin modèle, que, parce que Dieu ne peut pas pécher, il résulte que son souffle, c'est-à-dire son image, n'ait pas dû commettre de péché. En cela l'image le cède à la réalité; et le souffle est inférieur à l'esprit.

Sans doute quelques traits du Tout-puissant brillent dans cette ame immortelle, libre, maîtresse de ses actions, raisonnable, capable d'intelligence et de savoir, pleine de sagesse et de prévoyance. Mais jusque dans ces facultés, elle n'est qu'une image. Infiniment au-dessous de l'essence divine, elle ne peut pas davantage s'élever à une pureté exempte de souillure, attribut exclusif de Dieu, c'est-à-dire de la vérité, seule prohibition imposée à l'image. Une image a beau rendre les traits d'un modèle vivant et animé, elle demeure toujours dépourvue de vie et de mouvement. Telle est l'aine par rapporta l'esprit. Elle n'a pu reproduire le privilège de l'impeccabilité, sa vertu distinctive. Autrement, elle cesserait d'être ame pour devenir un véritable esprit, et l'homme qui la possède un dieu.

Poursuivons: il faudrait que tout ce qui émane de Dieu fût transformé en Dieu, pour que lu eusses le droit d'ériger son souffle en divinité, c'est-à-dire en être infaillible. Souffle dans une flûte. As-tu converti l'instrument en homme pour l'avoir animé de ton souffle? La même chose se passa dans Dieu quand il anima l'homme de son esprit. Enfin, les livres saints nous apprennent formellement « qu'il répandit sur le visage du premier homme un souffle de vie, et qu'il lui donna une ame vivante. » Ils ne disent pas qu'il lui ail communiqué l'esprit vivifiant. Il sépara cet être nouveau de sa propre substance. Tout ouvrage est nécessairement distinct de l'ouvrier, c'est-à-dire inférieur à l'ouvrier. Le vase qui sort des mains du potier n'est pas le potier. De même, le souffle créé par l'esprit ne sera point l'esprit. Prends-y garde. Le nom même de souffle, donné |68 à l'ame, indique assez qu'elle a été créée dans un degré d'infériorité.

----  « Eh bien! voilà que vous donnez à l'aine une faiblesse que vous lui refusiez tout à l'heure. »

---- Alors que tu prétends l'égaler à Dieu, c'est-à-dire la faire exempte de péché, je soutiens qu'elle est faible. Mais s'agit-il de la rapprocher de l'ange? je suis forcé de rétablir dans sa prééminence ce roi de la création que les anges s'empressent de servir; il y a plus, « qui jugera les anges au dernier jour, » s'il persévère dans la loi de Dieu, ce qu'il n'a pas voulu dans l'origine. Le souffle de Dieu a donc pu prévariquer. Il l'a pu, mais il ne l'a point dû. Il l'a pu par l'infirmité de sa substance, souffle qu'il était et non pas esprit. Mais il ne le devait pas en vertu de son libre arbitre, en tant qu'il était libre et non esclave.

Outre cette liberté, il avait encore la menace de la mort, nouvel appui offert à sa fragilité, pour gouverner la liberté de ses décisions. Ainsi, que l'ame ait péché, on peut dire que ce n'est point par son principe qui l'assimile à Dieu, mais par son libre arbitre associé à cette substance, faculté que Dieu lui avait accordée avec une haute sagesse, mais que l'homme a inclinée du côté où il l'a voulu. Si tel est l'état des choses, les plans du Créateur demeurent justifiés du reproche de mal. Le libre arbitre ne rejettera plus la faute sur l'auteur de qui il émane, mais sur la créature qui en a perverti l'usage. En un mot, quel mal attribuer au Créateur? La prévarication de l'homme? Mais ce qui appartient à celui-ci n'appartient point à Dieu: on ne peut considérer comme auteur du délit celui qui le défend, je n'ai pas dit assez, celui qui le condamne. Si la mort est un mal, il faut en rejeter l'odieux non sur celui qui a dit: « Vous mourrez, » mais sur le téméraire qui a bravé cette menace, En méprisant la mort, il créa la mort. Sans son mépris, elle n'eût jamais existé.

X. Vainement, on reporterait de l'homme au démon l'œuvre du mal, comme ayant été l'instigateur de la |69 prévarication, afin de renvoyer la faute au Créateur, parce que le Tout-puissant, qui créa les esprits « pour être ses messagers, » est l'auteur du démon. La substance angélique, sortie pure des mains divines, voilà ce qui appartient au Créateur. Mais ce que Dieu n'a pas fait, c'est le diable; reste donc qu'il se soit fait lui-même le délateur qui rejette sur Dieu cette fausse accusation: « Dieu vous a. défendu de toucher à tous ces arbres; vous pouvez en manger sans mourir. Il ne vous a imposé ces défenses que parce qu'il vous envie la divinité. » Fourberie envers les hommes! blasphème envers la divinité! Une malice si profonde peut-elle venir de Dieu? non, sans doute. Il avait marqué l'ange de la même bonté qui éclatait dans tout le reste de ses œuvres. Que dis-je? il l'avait déclaré le plus sage de tous avant sa chute, à moins que Marcion ne prenne la sagesse pour un mal. Parcours les prophéties d'Ezéchiel; tu remarqueras sans peine que cet ange, bon dans son origine, ne se corrompit que par les mouvements de sa volonté. Il s'adresse ainsi au démon dans la personne du roi de Tyr: « La parole divine retentit à mes oreilles en ces mots: Fils de l'homme, commence un chant lugubre, sur le roi de Tyr, et dis-lui: Voici comment parle le Seigneur: Tu es le sceau de la ressemblance. » (Qu'est-ce à dire? Tu reproduis l'intégrité de l'image et de la ressemblance.) « Tu es plein de sagesse; à toi la couronne de la beauté. » (Ces paroles le déclarent le plus élevé parmi les anges, archange, supérieur à tous en sagesse.) «Tu es né dans l'Eden, dans les jardins de délices du Seigneur. » (C'est là, en effet, que Dieu avait créé les anges lorsqu'il enfanta des êtres d'une seconde nature.) « Les pierres précieuses formaient ton diadème; le rubis, la topaze, le jaspe, la chrysolithe, l'onyx, le bérylle, l'escarboucle, l'émeraude, la sardoine, l'améthyste, brillaient sur tes vêtements. L'or regorge dans les greniers et dans tes trésors. Depuis le jour de ta naissance, où je t'ai établi chérubin sur la montagne sainte, tu |70 marches au milieu des pierres éblouissantes. Tu fus irréprochable dans ta formation jusqu'au moment où les offenses ont été dévoilées. En multipliant les odieux profits de tes trafics, tu as péché, etc. » Reproches qui s'appliquent manifestement à l'ange déchu et non au souverain des mers. En effet, de tous les hommes, il n'en est pas un qui ait reçu le jour dans le jardin des délices; je n'en excepte pas même Adam, qui n'y fut que transporté; pas un qui ait été établi chérubin sur la montagne sainte de Dieu, c'est-à-dire dans les hauteurs célestes, d'où Satan est tombé, suivant le témoignage même du Très-Haut; pas un qui ait résidé au milieu des pierres éblouissantes, c'est-à-dire parmi les rayons enflammés des étoiles qui étincellent comme autant de diamants, d'où Satan encore a été, précipité avec la rapidité de la foudre.

C'est donc l'auteur du péché lui-même qui était désigné dans la personne du roi prévaricateur. «Irréprochable autrefois depuis le jour de sa naissance, » l'esprit malfaisant avait été formé pour le bien, émanation d'un Créateur qui produisait hors de son éternité des œuvres irréprochables, créature parée de toute la gloire angélique, et placée auprès du trône de Dieu, la bonté par communication auprès de la bonté par essence. Mais dans la suite il pervertit volontairement sa nature. « Depuis que tes offenses ont été mises à nu. » Quelles offenses lui sont donc imputées? «Il a détourné l'homme de la soumission qu'il devait à Dieu. » Il a péché, depuis qu'il a semé le péché, A dater de ce jour, « il multiplia ainsi son trafic, » c'est-à-dire la somme de ses prévarications. Mais substance spirituelle, il n'en avait pas moins reçu la liberté du bien ou du mal. Dieu eût-il refusé ce privilège à un être voisin de lui?

Toutefois en le condamnant d'avance, il nous donna un témoignage formel que c'était par une dépravation personnelle et toute volontaire que l'ange avait failli. De plus, en mesurant le sursis à ses œuvres, il demeura fidèle aux |71 calculs de sa sagesse, qui ajournait l'anéantissement du démon dans le même but qu'elle ajournait le rétablissement de l'homme. Il ouvrit à ce combat de tous les jours une carrière suffisante, afin que l'homme écrasât son ennemi avec cette même liberté qui avait succombé aux assauts du démon: nouvelle preuve que la faute était à lui et non à Dieu; afin qu'il reconquît dignement le salut par la victoire; que le diable fût plus amèrement châtié, quand il serait vaincu par celui qu'il avait terrassé auparavant, et enfin que la bonté divine se manifestât dans sa plus haute évidence, en transportant au paradis l'homme couronné de gloire, l'homme qui devait sortir de la vie pour cueillir le fruit de l'arbre de vie.

XI. Ainsi jusqu'à la prévarication de l'homme, ta bonté divine avait seule paru. La justice, la répression, ou, pour parler le langage des Marcionites, la cruauté n'éclate qu'après sa chute. Dès-lors la femme est condamnée à enfanter dans la douleur et à obéir à un mari. Mais la femme, ne l'oublions pas, avait entendu auparavant sans mélange d'amertume, et au milieu des bénédictions, ces paroles prononcées pour la propagation de l'espèce humaine: « Croissez et multipliez. » Mais la femme avait été donnée primitivement à l'homme, pour être sa compagne et non son esclave. Dès-lors la terre est maudite. Mais cette même terre avait été bénie auparavant. Dès-lors les chardons et les épines; mais auparavant, les herbes, les plantes, les fruits de toute espèce. Dès-lors le travail, et un pain arrosé de sueurs; mais auparavant une nourriture sans labeur, fournie par chaque arbre, et des aliments sûrs et tranquilles. Dès-lors, l'homme rentre dans la terre; mais auparavant il avait été formé de terre; dès lors, il est condamné à mourir, mais auparavant il était fait pour la vie: dès-lors les vêtements de peau pour cacher sa honte, mais auparavant il était, nu sans scrupule. Ainsi la bonté de Dieu découlant de son essence, avait paru d'abord: la sévérité apparut ensuite, provoquée par le crime. |72 L'une inhérente à la nature, l'autre accidentelle; l'une apanage de la divinité, l'autre accommodée à l'homme; l'une naissant d'elle-même, l'autre née d'une cause. La nature n'a pas dû enchaîner dans l'inaction la honte du Créateur, pas plus que la révolte n'a dû échapper aux répressions de la sévérité. Dieu s'est accordé In première à lui-même; il a accordé la seconde à une nécessité. Commence par répudier comme mauvaises les fonctions du juge, insensé, qui n'as rêvé un autre dieu débonnaire, que dans l'impuissance de concilier avec la bonté la répression du juge, quoique ton dieu juge et condamne également, ainsi que nous l'avons démontré. Ou bien non! dépouille-le de ses fonctions; voilà que tu en fais un législateur assez frivole et assez inconséquent pour établir des lois dépourvues de sanction et de jugement. Mais n'est-ce pas anéantir Dieu que d'anéantir sa justice? Où en seras-tu réduit? Il te faudra indubitablement accuser la justice qui constitue le juge véritable, ou la ranger parmi les maux, qu'est-ce à dire? transformer l'injustice en bonté.

En effet, que la justice soit un mal, l'injustice est un Lien. Or, si tu es contraint de déclarer l'injustice une chose des plus mauvaises, la même conséquence te presse d'inscrire la justice parmi les choses les meilleures. Rien d'opposé au mal qui ne soit bon. Rien d'opposé au bien qui ne soit mauvais. Par conséquent, autant l'injustice est un mal, autant la justice est un bien. Ne la considérons pas seulement comme une vertu isolée et bonne en elle-même. Il faut voir en elle la garde et la tutelle de la bonté, parce que la bonté, séparée de la justice qui la dirige, n'est plus bonté, mais injustice. Encore une fois, pas de bonté sans justice. Tout ce qui est juste est bon.

XII. S'il est vrai que la justice et la bonté sont inséparables, que dire de celui qui vient établir deux divinités contraires, en attribuant à l'une une bonté, à l'autre |73 une justice exclusives? La bonté réside où réside la justice. Dans l'origine, Dieu était aussi bon que juste, et ces deux attributs ont marché de pair. La bonté a fait le monde; la justice a tout ordonné. C'est encore la justice qui, prenant conseil de la bonté, décide qu'il faut composer le monde d'éléments empreints de bonté. Qui prononça la séparation « entre la lumière et les ténèbres, » entre le jour et la nuit, entre le ciel et la terre, entre les eaux supérieures et les eaux inférieures, entre les plaines de la mer et la masse de l'aride, autrefois confondues, entre les grands corps lumineux et les petits corps lumineux, entre les flambeaux qui président au jour et ceux qui président à la nuit, entre l'homme et la femme, entre l'arbre de la mort et l'arbre de la vie, entre l'univers et le paradis, entre les animaux qui nagent dans les eaux, et ceux qui habitent la terre? Toujours la justice. La justice arrangea tout ce que la bonté avait conçu. Tout a donc été disposé et ordonné par cet arrêt de la justice. Le lieu, la forme, le mouvement, les effets, la nature, l'apparition, la naissance et le déclin des éléments sont des jugements du Créateur. Que sa justice date du jour où le mal est entré dans le monde, ne va point te l'imaginer. Lui donner le péché pour origine, ce serait la ternir, Nous venons de prouver que le Créateur s'est manifesté avec la bonté source de tout, et qu'on ne doit pas considérer comme accidentel, mais bien comme inhérent à la nature divine, un attribut qui règle les opérations de la divinité.

XIII. Il est vrai; dès que le mal eut fait irruption ici-bas, et que la bonté divine eut affaire à son ennemi, cette même justice rencontra une application nouvelle. Il fallut que dès-lors, attentive à diriger les mouvements de la bonté divine, outre cette liberté par laquelle Dieu se communique à qui il lui plaît, elle rendît à chacun selon ses œuvres, offrît les dons célestes à qui les méritait, les refusât à qui s'en montrait indigne, les retirât à |74 l'ingratitude, et s'opposât à foute rivalité. Ainsi cette justice distributive qui condamne en jugeant, et punit après avoir condamné, n'est que la dispensation de la bonté. Quoi qu'on en dise, cette prétendue barbarie, loin de trahir un naturel violent, est. un témoignage d'indulgence. D'ailleurs la frayeur de ses jugements tourne au profit du bien, et non du mal. Il ne suffisait plus que le bien, désormais aux prises avec le mal et vaincu par lui, fût recommandable en soi-même. Tout aimable qu'était la vertu, il ne lui était plus possible de se maintenir, et son antagoniste l'eût aisément terrassée, si quelque frayeur salutaire n'avait poussé ou retenu dans les voies du bien même ceux qui s'y refusaient.

D'ailleurs, au milieu de tant de séductions du mal contre le bien, qui se fût porté vers le bien qu'il pouvait mépriser impunément? Qui eût travaillé à conserver ce qu'il pouvait perdre sans risque? « La voie qui conduit au mal est large et beaucoup plus battue, » nous disent les livres saints. L'universalité des humains ne s'y engagerait-elle pas, si on le pouvait sans trembler? Eh quoi! nous tremblons devant les formidables menaces du Créateur, et pourrant à peine sont-elles capables de nous arracher au mal! que fût-il arrivé s'il n'y avait point eu de menaces? Appelleras-tu mal une justice qui ne favorise point le mal? Refuseras-tu le nom de bien à celle qui pourvoit à l'exécution du bien? Tu ne veux pas d'un Dieu tel qu'il doit être; en vaudrait-il mieux créé à ta fantaisie? un Dieu sous lequel le crime dormît en paix? Un Dieu qui fût le jouet du démon? Le Dieu, bon, selon toi, serait celui qui réussirait le mieux à rendre l'homme méchant, puisqu'il lui assurerait l'impunité.

Mais je le demande, où est l'auteur du bien, sinon celui qui le sanctionne? De même, quel est l'homme étranger au mal, sinon l'ennemi du mal? Quel en est l'ennemi, sinon celui qui le réprime? Qui le réprime, sinon le juge, qui le châtie? Ainsi, Dieu tout entier est bon quand il est |75 tout pour le bien. Ainsi, pour le dire en un mot, il est tout-puissant, parce qu'il a entre les mains la vie et la mort. Vouloir mon bonheur, quand on n'a d'autre Faculté que celle de me servir, c'est trop peu pour moi. Avec quelle confiance attendrai-je le bien d'un pareil Dieu, si son empire se borne là? Comment exigerai-je de lui la récompense de la vertu, si je n'attends pas le salaire du vice? Il excite nécessairement ma défiance: il n'a pas de supplices pour l'un ou pas de récompenses pour l'autre, s'il n'a des supplices ou des récompenses à sa disposition. Tant il est vrai que la justice est la plénitude de la divinité, qu'elle manifeste à nos yeux un Dieu parfait, et nous montre dans l'être souverain un père et un maître; un père par sa clémence, un maître par sa loi; un père par son autorité indulgente, un maître par son autorité rigoureuse; un père qu'il faut chérir tendrement, un maître qu'il faut redouter nécessairement; chérir parce qu'il aime mieux la miséricorde que le sacrifice, « redouter parce qu'il a en aversion le péché; chérir parce qu'il aime mieux le repentir du pécheur que sa mort, » redouter parce qu'il repousse les pécheurs impénitents.

Aussi, à côté de ce précepte « Tu aimeras ton Dieu, » la loi a-t-elle ajouté: « Crains le Seigneur! » D'une part, elle s'adressait à la soumission, de l'autre à l'orgueil en révolte.

XIV. Suis le Créateur dans l'ensemble de ses opérations. Partout c'est le même Dieu « qui frappe, mais qui guérit; qui tue, mais qui vivifie; qui abaisse, mais qui élève; qui crée le mal, mais qui crée également le bien. » Car il ne faut pas laisser sans réponse l'objection dès hérétiques.

---- « Voilà, s'écrient-ils, qu'il le déclare lui-même: C'est moi qui crée le mal. »

---- Abusant d'un terme commun qui confond dans son ambiguïté les deux espèces de maux, et s'applique au péché non moins qu'au châtiment, nos adversaires |76 attribuent ce double mal au Créateur pour le répudier ensuite comme auteur de la prévarication. Pour nous, nous distinguons ici. Séparant, comme il convient, le mal de la contravention d'avec le mal du supplice, le mal de la faute d'avec le mal du châtiment, nous renvoyons à chacun des auteurs ce qui le regarde, au démon la prévarication et la faute, au Dieu créateur le supplice et le châtiment. D'une part œuvre de malignité, de l'autre œuvre de justice. Enfin, des jugements et des rigueurs après la révolte et la transgression, voilà de quels maux le Créateur a entendu parler; mais ce sont des maux inhérents aux attributions du juge.

Il est bien vrai que ses sentences deviennent des maux terribles pour ceux qu'elles atteignent: mais, considérées en elles-mêmes, elles sont des biens, parce qu'elles sont l'expression de la justice, la protection de l'innocence, la sanction de la loi, la répression du crime, et sous ce point de vue, elles sont dignes de Dieu.

Prouve donc qu'elles sont injustes, afin de prouver qu'il faut les imputer à malice, c'est-à-dire les regarder comme des maux de l'injustice. Car dès-lors qu'il y a justice, elles deviennent des biens véritables. Ces maux prétendus ne demeurent tels que pour ceux qui condamnent sans examen et abusent du langage. Viens donc affirmer que c'est injustement que l'homme, contempteur volontaire de la loi divine, a reçu le triste salaire que le Seigneur voulut lui épargner; injustement que les iniquités des générations précédentes ont disparu sous les eaux, ou les flammes vengeresses; injustement que l'Egypte, ici honteux repaire de la superstition, et là despote impitoyable du peuple qu'elle avait recueilli, fut frappée par les dix plaies. « Il endurcit le cœur de Pharaon. » ----Mais l'impie qui avait nié Dieu, qui s'était tant de fois orgueilleusement révolté contre ses ambassadeurs, qui écrasait le juif par de nouvelles, charges, ne méritait - il pas que sa mort servît d'exemple? Que dire encore? Il y avait long-temps que |77 l'Egyptien, à genoux devant l'ibis et le crocodile, qu'il préférait au Dieu vivant, était coupable envers le Très-Haut du crime de l'idolâtrie. Le Seigneur n'épargna pas plus sa nation, mais sa nation ingrate. Il déchaîna deux ours contre des enfants; mais les enfants avaient insulté son prophète.

XV. Examine avant fout la conduite du souverain juge. Si elle t'apparaît conforme aux principes de la raison, attribue alors à la sagesse et à la justice la rigueur et tous lès moyens par lesquels se manifeste la rigueur. Pour ne pas nous appesantir plus long-temps sur ces détails, justifiez toutes les prévarications, si vous condamnez toutes les sentences, excusez tous les péchés, si vous répudiez tous les jugements. Au lieu de censurer le juge, faites mieux: essayez de le convaincre d'injustice. Il demandait compte aux fils des iniquités de leurs pères. Il est vrai; mais la grossièreté d'un peuple indocile exigeait de pareils remèdes afin d'attacher les pères à la loi divine jusque dans les intérêts de leur postérité. Montrez-moi un homme en effet qui ne veille plus soigneusement au salut de ses enfants qu'au sien propre. Autre considération. Si la bénédiction des pères passait à leurs descendants, sans aucun mérite de la part de ces derniers, pourquoi la culpabilité des pères n'eût-elle pas rejailli sur les enfants? Il en était de la faveur comme de la haine: elles descendaient dans tous les degrés de la famille sans préjudice des décisions ultérieures: « En ces jours-là on ne dira plus: Les pères ont mangé des raisins verts, et les dents des enfant ont été agacées. » Qu'est-ce à dire? « Le père ne portera plus l'iniquité du fils, ni le fils l'iniquité du père. Alors chacun ne paiera que pour ses prévarications. » La divinité voulait que, la loi s'amollissant avec la dureté du peuple pour qui elle avait été faite, la justice ne confondît plus la race avec la personne. D'ailleurs, pour qui admet l'Evangile de la vérité, il est visible à quelle nation s'adressait la sentence qui vengeait sur les fils les crimes des |78 pères; à la nation qui devait se lier volontairement par ce vœu: « Que son sang retombe sur nos têtes et sur les têtes » de nos, enfants! » La Providence lui appliquait déjà la parole qu'elle avait entendue.

XVI. La sévérité est bonne parce qu'elle est juste; si le juge est bon, il est juste. De même toutes les conséquences qui dérivent d'une juste sévérité sont bonnes, la colère, la jalousie, la rigueur. Elles sont la dette de la sévérité, comme la sévérité est la dette de la justice. Il faut contraindre au respect une jeunesse qui doit le respect. Il suit de là qu'il est absurde de reprocher au juge les attributions du juge, aussi innocentes que le juge lui-même. Eh quoi! En reconnaissant la nécessité du chirurgien, repousseras-tu les instruments destinés à couper, à tailler, à brûler, à lier les chairs, et sans lesquels il n'y a plus de chirurgien? Mais coupe-t-il hors de propos? retranche-t-il à contretemps? brûle-t-il sans réflexion? alors fais le procès a ses instruments et condamne sou ministère. Tu tombes dans la même inconséquence, lorsque, admettant que Dieu juge, tu supprimes les mouvements et les affections en vertu desquels il prononce. C'est à l'école des prophètes et du Christ, et non à l'école des philosophes ou d'Epicure, que. nous avons appris à connaître Dieu. Nous qui croyons que la divinité est descendue en personne sur la terre et qu'elle a revêtu pour sauver l'homme, le néant de l'homme, nous sommes loin de penser avec ces rêveurs qu'elle demeure indifférente aux choses de la terre.

---- « Mais, ajoutent les hérétiques, échos d'Epicure dans cette occurrence, si votre Dieu est capable de colère, de haine, de jalousie, de vengeance, il est donc changeant et corruptible; il est donc mortel. »

---- Ces raisonnements n'effraient point des chrétiens qui croient en un Dieu mort et néanmoins vivant éternellement. Insensés les hommes qui mesurent Dieu à la mesure de l'homme, et qui, par là même que les passions annoncent chez nous une nature corrompue, appliquent à la Divinité |79 notre corruption et nos misères. Ne nous laissons pas tromper ici par la ressemblance des mots; mais, distinguons soigneusement les substances! Les sens de Dieu et ceux de l'homme, quoique désignés sous un terme commun, différent autant que leur nature. Ainsi l'on attribue à l'Eternel une main, des pieds, des oreilles, des yeux; mais ces yeux, ces oreilles, cette main, ces pieds seront-ils semblables aux nôtres parce qu'ils portent le même nom? Autant il y a de différence entre le corps de Dieu et celui de l'homme, malgré la communauté du mot membre, autant il y a de différence entre l'ame divine et l'ame humaine, sous cette appellation générale de sentiments, corrupteurs dans l'homme parce que la substance humaine est corruptible, incapables d'altérer l'essence divine parce que celle-ci est incorruptible. Crois-tu à la divinité du Créateur? ---- Assurément, réponds-tu. ---- Comment donc imagines-tu de prêtera Dieu les imperfections de l'homme,, au lieu de lui laisser sa divinité tout entière? Admettre sa nature divine, n'est-ce pas exclure tout ce qui participe de l'homme, puisqu'en confessant sa divinité, tu as déclaré d'avance qu'il ne ressemblait en rien aux créations humaines? Or, après avoir reconnu également que c'est Dieu qui a répandu sur le visage de l'homme un souffle de vie, et non pas l'homme qui a soufflé la vie au Créateur, n'y a-t-il pas un étrange renversement d'idées à placer dans Dieu les qualités de l'homme, au lieu de placer dans l'homme les qualités de Dieu; à faire Dieu à l'image de l'homme, au lieu de faire l'homme à l'image de Dieu? Voilà par quel côté je suis l'image de Dieu. Mon ame a reçu les mêmes sentiments et les mêmes qualités que lui; mais non dans le même degré que lui. La propriété et les effets varient avec les deux substances.

Réponds-moi d'ailleurs! pourquoi appelles-tu qualités divines les sentiments contraires, c'est-à-dire la patience, la compassion, et la bonté qui les engendre? Nous sommes loin toutefois de les posséder dans leur perfection, parce |80 qu'à Dieu seul appartient la perfection. De même la colère et l'indignation n'apparaissent pas dans l'homme avec l'incorruptibilité et l'inaltérable repos de Dieu, privilège incommunicable de sa nature. Il s'irrite, mais sans trouble; il s'indigne, mais sans changement, sans altération. L'universalité de ses mouvements doit répondre à l'universalité des nôtres, sa colère à notre scélératesse, sa jalousie à notre orgueil, son indignation à notre ingratitude, et tout ce qui est formidable aux méchants, de même qu'il a des miséricordes pour les faibles, de la longanimité pour les pécheurs qui ne reviennent pas à lui, des récompenses pour qui les mérite, des largesses pour les justes et tout ce que les bons réclament. Chacune de ses affections diverses? il l'éprouve, mais comme il convient à l'être parfait et éternel, qui a communiqué à l'homme ses facultés, mais dans les limites de sa nature.

XVII. Ces considérations établissent la sagesse des jugements divins, ou pour parler un langage plus digne, nous les montrent comme la sauvegarde de cette bonté universelle et souveraine que les Marcionites séparent de la justice, et qu'ils ne veulent pas reconnaître dans le même Dieu, pure dans son essence, « faisant pleuvoir sur les bons comme sur les méchants, et lever également son soleil sur les justes et sur les impies. » Cependant à quel antre qu'au Créateur convient cet éloge? Vainement Marcion osa retrancher de l'Evangile ce témoignage rendu par Jésus-Christ à notre Dieu. Il est gravé dans le livre de l'univers: il est lu par toutes les consciences. Tremble, Marcion! cette patience que tu nies, t'attend et te jugera; cette patience « qui désire le repentir du pécheur plutôt que sa mort, et qui préfère la miséricorde au sacrifice. » Tu la nies! Mais n'est-ce pas elle qui détourne le glaive suspendu sur la tête des Ninivites? qui accorde quinze années aux larmes d'Ezéchias? qui rétablit sur le trône de Babylone un roi pénitent? qui rend aux supplications de tout un peuple le fils |81 de Saul, près de mourir? qui pardonne à David après qu'il a confessé sa prévarication contre la maison d'Urie? qui relève l'empire d'Israël autant de fois qu'elle le renverse? qui réchauffe aussi souvent qu'elle intimide? Tu n'attaches tes regards que sur le juge: contemple aussi le père. Tu le censures quand il se venge; ouvre aussi les yeux quand il pardonne. Mets dans la balance la sévérité et la douceur! Puis, quand tu auras découvert dans mon Dieu la miséricorde et la justice, tu n'auras plus besoin de recourir à un autre Dieu pour rencontrer la bonté.

De là passe à l'examen des divers commandements, préceptes, injonctions et conseils dont il a environné l'homme. Tout cela, me diras-tu peut-être, ne se trouve-t-il pas aussi réglé par les lois humaines? Sans doute, mais avant tous les Lycurgue et tous les Solon du monde, il y avait Moïse; il y avait Dieu. Chaque génération suivante hérite des générations passées. Toutefois ce n'est pas de ton dieu que mon Dieu créateur apprit à porter ces défenses: «Tu ne tueras point; tu ne commettras point d'adultère; tu ne déroberas point; tu ne porteras point faux témoignage; tu ne désireras point le bien. d'autrui; honore ton père et ta mère; tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Après les recommandations principales d'innocence, de pudeur, de justice, de piété filiale, viennent des préceptes de bienfaisance. Ainsi, au bout de six années de servitude, l'esclave recouvre sa liberté. Chaque septième année, la terre se repose afin que le pauvre y moissonne à son tour. «La loi » délie même la bouche du bœuf qui foule les moissons, » afin que la douceur ordonnée envers les animaux nous conduise à la compassion envers nos semblables.

XVIII. Mais parmi tous les bienfaits de la loi, lesquels justifierai-je de préférence, sinon ceux que l'hérésie a le plus violemment attaqués? La loi du talion prescrivait « œil pour œil, dent pour dent, haine pour haine. » Son |82 but n'était pas d'autoriser le mal en échange du mal, mais de contenir la violence par la crainte de la réciprocité. Il était difficile, impossible peut-être de persuader à un. peuple grossier et incrédule d'attendre la vengeance des mains du Seigneur, selon l'oracle du prophète: « A moi la vengeance, et je l'exercerai dans le temps. » En attendant, que fait la loi? Elle étouffe la pensée de l'outrage par la certitude d'un outrage pareil, permet la seconde injure pour prévenir la première agression, oppose aux ruses de la méchanceté le contrepoids d'une méchanceté équivalente, effraie la première par la seconde, empêche la seconde en effrayant la première, parce que la passion est mille fois plus sensible au mal qu'elle a déjà éprouvé. En effet, rien de si amer pour l'offenseur que de subir à son tour le traitement qu'il infligeait tout à l'heure. Si la loi interdit quelques viandes, si elle déclare immondes quelques animaux quoique bénis dès l'origine du monde, reconnais-le! elle avait dessein d'exercer la tempérance, et de mettre un frein à cette gourmandise qui, nourrie du pain des anges, regrettait, les concombres et les melons d'Egypte. Il s'agissait de prévenir les compagnes trop habituelles de l'intempérance, l'incontinence et la luxure, qui s'apaisent dans la sobriété, « Le peuple avait mangé, il avait bu, et il se leva pour danser. » Ces sages précisions éteignaient encore en partie la soif de l'or, en détruisant le prétexte des nécessités de la vie dont s'autorisent les richesses pour satisfaire aux délices d'une table somptueuse. Est-ce là tout leur mérite? Elles accoutumaient encore l'homme à jeûner dans la vue de plaire à Dieu, à se contenter de peu d'aliments, et à choisir les plus grossiers. Sans doute le Créateur mérite ici un blâme, mais c'est d'avoir imposé ces privations à son peuple plutôt qu'aux ingrats Marcionites. Quant à ce long, embarrassant et minutieux détail de sacrifices, d'oblations, de cérémonies et de rites divers, personne n'accusera Dieu de l'avoir prescrit pour lui-même, lui qui s'écrie si |83 ouvertement: « Qu'ai-je besoin de la multitude de vos victimes? Qui vous a demandé d'apporter ces offrandes? » Mais admirons encore ici la sagesse de la providence. Ne connaissant que trop la pente du peuple juif vers l'idolâtrie et la prévarication, elle prit soin de l'attacher au culte véritable par un appareil de cérémonies imposantes, aussi propres à frapper les sens que la pompe des superstitions païennes elles-mêmes. Elle voulait qu'à cette pensée: Dieu l'ordonne, cela plaît à Dieu, Israël détournant ses regards des rites idolâtriques, ne cédât jamais à la tentation de se faire des idoles.

XIX. Jusque dans le commerce habituel de la vie et au milieu des détails les plus vulgaires, au dedans, au dehors, Dieu leur prescrivit la forme des moindres vases destinés aux ablutions, afin qu'environnés partout de ces observances légales, ils ne perdissent pas un moment de vue la présence de Dieu. En effet, « quelle autre condition de bonheur pour l'homme que de reposer sa volonté dans la loi sainte, et de la méditer et le jour et la nuit? » N'imputons point à la sévérité de son fondateur la promulgation de cette loi. Elle est l'œuvre d'une bonté souveraine, qui travaillait à dompter la rudesse de son peuple, et soumettait, par des rites multipliés et fatigants, une foi novice encore. Nous ne parlons point ici des sens mystiques de cette loi, toute spirituelle, toute prophétique, symbole auguste de l'avenir. Il suffit pour le moment de démontrer que son but naturel étant d'enchaîner l'homme à Dieu, elle ne peut mériter aucun blâme, sinon celui des pervers qui ne veulent pas servir Dieu.

C'est encore dans ces vues bienfaisantes, bien plus que pour appesantir le fardeau de la loi, que la bonté du Très-Haut suscita dans ses prophètes des prédicateurs d'une morale digne de lui. « Faites disparaître de votre ame la malice de vos pensées: apprenez à faire le bien. Recherchez la justice; relevez l'opprimé; protégez l'orphelin; défendez la veuve; ne rejetez pas qui vous consulte; fuyez |84 le contact du méchant; rompez les liens de l'iniquité; portez les fardeaux de ceux qui sont accablés; brisez les contrats injustes. Partagez votre pain avec celui qui a faim; recevez sous votre toit ceux qui n'ont point d'asile. Si vous voyez un homme nu » couvrez-le, et ne méprisez point la chair dont vous êtes formé. Préservez votre langue de la calomnie, et vos lèvres des discours artificieux. Eloignez-vous du mal; pratiquez le bien; cherchez la paix, et poursuivez-la sans relâche. Entrez en colère, et ne péchez pas. » Qu'est-ce à dire, Ne persévérez pas dans votre ressentiment, ou ne vous vengez point. « Heureux l'homme qui n'est point entré dans le conseil de l'impie; qui ne s'est point arrêté dans la voie des pécheurs, et ne s'est point assis dans la chaire empoisonnée! » Où donc siégera-t-il? « Qu'il est bon, qu'il est doux à des frères d'habiter ensemble, en méditant et Je jour et la nuit la loi du Seigneur! Il vaut mieux établir sa confiance dans le Seigneur que dans les hommes, et espérer en lui que dans les princes de la terre. En effet, quelle est la récompense de l'homme qui sert son Dieu? Il sera comme l'arbre planté près du courant des eaux, qui donne des fruits en son temps, et dont les feuilles ne tombent point. Tout ce qu'il voudra entreprendre lui réussira. Celui qui a les mains innocentes et pures, qui n'a pas reçu son aine en vain, et qui ne s'est jamais parjuré vis-à-vis du prochain, celui-là recevra la bénédiction du Seigneur, obtiendra la miséricorde de Dieu son sauveur. Car voilà que l'œil du Seigneur est ouvert sur ceux qui le craignent, sur ceux qui espèrent en sa miséricorde. Il délivrera leur ame de la mort, » de la mort éternelle, « et il les nourrira dans leur faim, » c'est-à-dire encore dans leur faim de la vie éternelle. « De grandes tribulations sont réservées ici-bas aux justes; mais le Seigneur les délivrera de tous les maux. La mort de ses élus est précieuse aux yeux du Seigneur. Dieu garde tous leurs os: il n'y en aura pas un seul de |85 brisé: le Seigneur rachète l'a me de ses serviteurs. » Voilà, entre mille, quelques préceptes empruntés aux Ecritures du Créateur. Rien ne manque, j'imagine, au témoignage de son infinie bonté, ni les préceptes de charité qu'il établit, ni les récompenses qu'il promet.

XX. Ainsi que la sépia, que la loi antique avait en vue quand elle interdisait ce poisson comme immonde, les hérétiques, dès qu'ils sentent qu'ils vont être saisis, répandent adroitement autour d'eux les ténèbres du blasphème, en écartant et en obscurcissant tout ce qui fait briller la bonté divine. Mais suivons leur malice à travers ses nuages. Traînons au grand jour de la lumière l'esprit de ténèbres, faisant un crime au Créateur d'avoir recommandé aux Hébreux d'enlever l'or et l'argent des Egyptiens. Eh bien! ô le plus extravagant des sectaires, je te prends toi-même pour juge. Examine d'abord les droits de l'un et de l'autre peuple; puis, prononce sur l'auteur du précepte. D'une part, l'Egyptien redemandant à l'Hébreu ses vases d'or et d'argent; de l'autre, l'Hébreu, appuyant ses réclamations sur des contrats inviolables, montrant les sueurs de ses pères, et revendiquant le salaire de sa douloureuse servitude, en échange des briques qu'il avait transportées, des cités et des maisons qu'il avait bâties. Panégyriste du dieu exclusivement bon, quelle sentence va sortir de ta bouche? Condamneras-tu l'Hébreu à reconnaître sa supercherie, ou l'Égyptien à s'avouer son débiteur, ainsi que se termina le différend, suivant une tradition? Car les deux peuples ayant traité leurs réclamations par des ambassadeurs réciproques, les Egyptiens, dit-on, renoncèrent volontairement à leurs vases.

Aujourd'hui toutefois les Hébreux opposent aux Marcionites de plus hautes prétentions. « A n'estimer le travail de six cent mille individus qu'une pièce d'argent par jour, pendant une longue suite d'années, la valeur des vases emportés par nous, quelle qu'elle fût, était une compensation insuffisante. De quel côté sont donc les |86 obligations? pour ceux qui s'approprient les vases, ou pour ceux qui habitent les maisons et les cités? Le dommage est-il pour l'oppresseur? ou la faveur pour l'opprimé? Mais que parlons-nous de nos sueurs? quand même nous ne jetterions dans la balance que les outrages dont nous avons été accablés, hommes libres plongés dans les prisons comme de vils esclaves; quand même nos scribes n'étaleraient devant les tribunaux que leurs épaules indignement meurtries et déchirées par les verges, ce ne serait point avec quelques vases enlevés à l'opulence d'un petit nombre de riches, ce serait avec tous les trésors de ceux-ci, avec la fortune de tous les citoyens qu'il te faudrait condamner l'Egypte à racheter de pareilles infamies. » Si la cause des Hébreux est juste et bonne, qu'en conclure? que l'injonction du Créateur est bonne et juste aussi. Il a imposé la reconnaissance à l'Egyptien malgré lui. Il a indemnisé la longue oppression de son peuple, au moment de sa sortie, par le faible adoucissement d'une secrète compensation. Disons-le toutefois: La restitution fut inégale. L'Egypte a-t-elle rendu aux fugitifs tous les enfants qu'elle avait égorgés?

XXI. ----«Nierez-vous du moins que ses commandements ne soient souvent contradictoires et n'annoncent un caractère fantasque et mobile? Par exemple d'une part il défend de travailler le jour du sabbat, et de l'autre il ordonne que l'arche d'alliance, pour renverser les remparts de Jéricho, soit portée autour de cette ville pendant huit jours consécutifs, c'est-à-dire pendant le jour du sabbat. »

---- Ici tu perds de vue la lettre même de la loi qui n'exclut pendant ce jour que les œuvres de l'homme et non celles de la divinité. « Pendant six jours, dit-elle, tu travailleras et lu accompliras ton œuvre; mais le septième jour, qui est le jour du Seigneur ton Dieu, tu ne feras aucune œuvre. » Laquelle? La tienne sans doute. La conséquence voulait que Dieu retranchât de ce jour les |87 œuvres qu'il avait réservées précédemment aux six autres; les tiennes donc: des œuvres humaines, des œuvres de tous les jours. Mais l'acte de porter l'arche autour des murs ne peut passer pour une œuvre humaine, pour une œuvre de tous les jours. Elle avait la sanction d'en haut: elle était trois fois sainte et essentiellement divine, puisqu'elle était ordonnée par Dieu lui-même. Je développerais ici le mystère caché sous le symbole, s'il n'était pas trop long de dévoiler les figures que renferment les prescriptions du Créateur. D'ailleurs il est probable que tu ne les admets pas. Il vaut donc mieux te convaincre toi et les tiens par l'irrésistible évidence de la vérité, au lieu de recourir à de savantes investigations. Bornons-nous à des preuves simples, telles que l'incontestable distinction du sabbat qui interdisait les œuvres de l'homme, et non celles de Dieu. Voilà pourquoi le téméraire qui recueillait du bois le jour du sabbat fut livré à la mort. Il vaquait à son œuvre; il était en contravention avec la loi. Mais ceux qui portèrent l'arche autour des murs dans un jour semblable, le firent impunément. Loin de travailler pour eux-mêmes, ils obéissaient à Dieu dont ils accomplissaient l'œuvre.

XXII. De même quand il dit: « Tu ne feras point d'idole taillée ni aucune image de ce qui est au ciel, ni de ce. qui est sur la terre, ni de ce qui est sous les eaux, » ces défenses songeaient à prévenir l'idolâtrie. Car il ajoute: « Tu ne les adoreras point; Tu ne les serviras point. » Quant au serpent d'airain, que Moïse façonna dans la suite d'après les ordres du Seigneur, étranger à toute pensée d'idolâtrie, il était destiné à guérir ceux qu'avaient blessés les serpents. Je te fais grâce du remède divin dont il était l'emblème. De même du chérubin et du séraphin d'or battu qui couvraient le propitiatoire de l'arche d'alliance: décoration innocente, en harmonie avec la majesté de l'arche sainte, et placée là pour des raisons bien différentes du principe idolâtrique qui avait provoqué l'interdiction de toute image taillée, ils ne sont point en |88 contradiction avec la défense précédente, puisqu'ils n'ont rien de commun avec les idoles que proscrit la loi. Nous avons parlé de la bienfaisante sagesse qui avait présidé à l'institution des sacrifices. Ils étaient destinés à éloigner le peuple du paganisme. Que si Dieu rejeta par la suite ces offrandes: « Qu'ai-je besoin de la multitude de vos sacrifices? etc. » il voulait nous faire comprendre qu'il n'avait point à ces cérémonies un intérêt personnel: « Je ne boirai plus désormais, dit-il, le sang des taureaux, » parce qu'ailleurs il avait dit: Le « Dieu éternel n'aura ni faim ni soif. » Il a beau abaisser un regard de complaisance sur les victimes d'Abel, et respirer avec délices les holocaustes de Noë, quelle si grande suavité pouvait-il trouver dans les entrailles d'une génisse, ou quel parfum dans l'odeur des victimes consumées par le feu? Mais l'ame pure et craignant le Seigneur de ceux qui offraient à l'Eternel les dons de sa munificence, voilà quel était son plus délicieux aliment et le parfum de suavité qui montait vers lui. Qu'importaient à sa félicité les sacrifices de l'univers? H les revendiquait, seulement à titre d'hommages dus à sa majesté. Un client offre à un grand de la terre, ou à un prince qui n'a besoin de rien, un présent quel qu'il soit. La qualité ou la quantité de l'offrande, même la plus vulgaire, déshonore-t-elle l'homme opulent, ou bien cette respectueuse déférence réjouit-elle son cœur? Que le client, au contraire, sans attendre l'ordre du prince, ou sur l'injonction qu'il en a reçue, lui apporte de magnifiques présents, qu'il célèbre solennellement le jour de sa naissance ou de son inauguration, mais avec la haine dans le cœur, avec une fidélité douteuse et une soumission chancelante, le prince ou le riche ne devra-t-il pas s'écrier: « Qu'ai-je besoin de la multitude de vos offrandes? j'en suis rassasié. Vos solennités, vos jours de fête, vos sabbats, mon ame les repousse avec dégoût. » En disant vos fêtes, vos sabbats, parce qu'en les célébrant à leur fantaisie, bien plus que pour rendre hommage à la divinité, ils avaient abaissé jusqu'à |89 l'homme l'acte religieux, Dieu prouva qu'il avait de sages motifs pour répudier les rites qu'il avait prescrits lui-même.

XXIII. ---- Veux-tu l'accuser d'inconstance, à l'égard des personnes, parce qu'il réprouve ceux qu'il avait élus, et d'imprévoyance parce qu'il élit ceux qu'il doit réprouver un jour, comme s'il condamnait ses jugements passés, ou qu'il ignorât ses jugements à venir? ---- Rien de plus conforme à la bonté et à la justice que de rejeter ou d'élire d'après les mérites actuels. Saul est élu; mais Saul n'a point encore méprisé le prophète Samuel. Salomon est rejeté; mais Salomon, esclave des femmes étrangères, Salomon prostitué aux idoles de Moab et de Sidon. Que devra donc faire le Créateur pour échapper au blâme des Marcionites? Condamner d'avance les prévarications futures dans le serviteur encore fidèle? mais il répugne à la bonté divine de déshériter qui n'a pas encore mérité la haine. Epargner le pécheur à cause de sa justice passée? mais il ne répugne pas moins à l'éternelle justice de remettre le crime quand les mérites précédents sont anéantis. Où est donc l'impeccabilité ici-bas pour que Dieu maintienne constamment tel ou tel dans sa faveur sans pouvoir jamais la lui retirer? ou quel homme est assez dépourvu de bonnes œuvres pour que Dieu le répudie à tout jamais sans pouvoir un jour l'admettre au nombre de ses enfants? Change la nature de l'homme. Alors, pour une bonté indéfectible, jamais de répudiation; pour une perversité constante, jamais d'élection. Au reste, si dans l'une ou dans l'autre voie, le serviteur est récompensé ou puni selon les temps, par un Dieu à la fois bon et juste, ce même Dieu ne change donc point d'avis, par légèreté ou par imprévoyance. Loin de là! Une censure équitable et providentielle dispense à chaque période ses mérites particuliers.

XXIV. Tu ne dénatures pas moins son repentir, lorsque, non content de l'imputer à la mobilité ou à l'imprévoyance, tu veux y voir la confession de ses torts. De ce qu'il dit: « Je me repens d'avoir fait Saûl roi, » tu en |90 conclus que cette expression implique la reconnaissance d'une faute ou d'une erreur. Il n'en va pas toujours ainsi. Le repentir n'est souvent dans la bouche du bienfaiteur qu'un reproche adressé à l'ingrat qui n'a pas craint d'abuser du bienfait. Telle est ici la pensée du Créateur à l'égard de la personne de Saul, qu'il avait honoré du diadème. Il n'avait point failli en l'élevant à la royauté et en l'ornant des dons de l'Esprit saint, puisque ce roi était le plus vertueux et « sans égal parmi les enfants d'Israël » à l'époque de sou élection. Convenance et dignité, tout est sauvé. Mais Dieu ignorait-il ce qui suivrai!? Tu soulèverais l'indignation de tous, si tu imputais l'imprévoyance à un Dieu dont tu proclames la prescience, dès lors que tu admets sa divinité, car la prescience est un attribut essentiel de la divinité. Encore un coup, ce repentir accusait amèrement l'infidélité de Saul. L'élection de ce roi est irréprochable. Donc, les regrets divins sont la condamnation de Saul plutôt que de la divinité.

----  « D'accord; mais voici qui tombe directement sur elle. Il est écrit au livre de Jonas: Dieu considéra les œuvres des Ninivites; il se repentit de la malice qu'il avait résolue contre eux; et il ne l'exécuta point. » Jonas lui-même parle ainsi au Seigneur: « Je me suis hâté de fuir vers Tharse, car je vous savais un Dieu clément, accessible à la pitié, riche en patience et en miséricordes, et se repentant de sa malice. »

----Heureusement que Jonas a rendu dans ces derniers mots un hommage à la bonté de notre Dieu, à sa longanimité envers les pécheurs, à la richesse de ses miséricordes, à l'abondance de sa compassion pour ceux qui pleurent et reconnaissent leurs iniquités, comme faisaient alors les Ninivites. Si la bonté parfaite est l'apanage de celui qui possède ces qualités, il faut que tu abandonnes l'accusation en confessant que malice et bonté sont contradictoires dans un Dieu de cette nature.

---- « Mais puisqu'au témoignage de Marcion lui-même. |91 Un arbre bon ne peut produire de mauvais fruits, et que votre Dieu cependant a prononcé le mot de malice, ce qui répugne à la bonté infinie, n'y a-t-il pas là quelque interprétation plausible qui accorde la bonté avec la malice elle-même? »

---- Sans doute elle existe. La malice, dans ce passage, loin de s'appliquer à la nature du Créateur, en tant que mauvaise, se rapporte à cette même puissance de juge, en vertu de laquelle il disait tout à l'heure: « C'est moi qui crée le mal, » et, « Voilà que je vais répandre sur vous toute espèce de maux. » Mais quels maux? Les peines du péché, et non le péché lui-même. Nous les avons suffisamment justifiées en démontrant qu'elles sont honorables pour le juge. De même que sous leur appellation générique de mal elles ne sont point répréhensibles dans le juge, et à ce titre seul ne prouvent point sa cruauté; de même, il faut encore entendre ici par malice les châtiments que le souverain juge inflige eu vertu de ses fonctions judiciaires, et qui sont conformes à la bonté. Chez les Grecs, ce mot est souvent le synonyme de supplice et d'afflictions, comme dans cet exemple. Par conséquent, en se repentant de sa malice, le Créateur no se repentit que de la réprobation prononcée contre la créature dont il se préparait à venger les crimes. Que devient donc le blâme contre le Créateur? N'y avait-il pas dignité et convenance à décréter la destruction d'une cité couverte d'iniquités? Concluons: le décret d'extermination, juste en lui-même, c'était la justice et non la malignité qui l'avait porté. Mais le châtiment qui allait fondre sur les coupables, il le nomma malice, comme s'il eût dit douleur et salaire du péché.

---- « Eh bien! couvrez tant qu'il vous plaira du nom de justice la malice du Créateur, puisque la destruction de Ninive était un acte de justice. Alors il n'en est pas moins à blâmer. Il s'est repenti de la justice qui doit demeurer immuable. » ---- Illusion, répondrai-je! Dieu ne |92 se repentira jamais de la justice: il ne reste plus maintenant qu'à connaître en quoi consiste le repentir de Dieu. S'il arrive à l'homme de mêler trop souvent au regret de ses prévarications le repentir d'un bienfait qu'il a placé sur un ingrat, il ne faut pas croire qu'il en soit de même de la divinité aussi incapable de commettre le mal, que de condamner le bien; il n'y a pas plus de place chez elle pour le mal, que pour le repentir du mal. La même Ecriture fixe tous les doutes là-dessus. Ecoutons! C'est Samuel qui parle à Saùl: « Le Seigneur a déchiré aujourd'hui entre tes mains le royaume d'Israël, et il l'a livré à un autre meilleur que toi. Israël sera divisé en deux parts. Or, celui qui triomphe en Israël ne pardonnera point, et ne se repentira point. Est-il homme pour se repentir? » Ce principe établit la différence qui sépare le repentir divin d'avec le nôtre. Il n'a pour origine ni l'imprévoyance, ni la légèreté, ni la condamnation d'un bien imprudemment exécuté, ou d'un mal méchamment commis par le Créateur. Quelle en sera donc la nature? Elle resplendit, si vous n'entendez pas le repentir à la manière humaine. On n'y trouvera rien autre qu'un changement de la volonté primitive, admissible et irréprochable dans l'homme, à plus forte raison dans la divinité dont toutes les volontés sont pures. Chez les Grecs, le mot repentir 1 se compose de deux autres qui signifient non pas l'aveu d'un tort, mais le changement d'une volonté qui de la part de Dieu se gouverne d'après les modifications de notre humanité.

XXV. Pour en finir avec toutes les difficultés de même genre, continuons de justifier les abaissements, infirmités, ou inconvenances dont vous faites si grand bruit contre la divinité.

---- ce Adam, où es-tu? s'écrie le Seigneur. Le Seigneur ignorait donc où il était? Et quand il se cache, son maître |93 ne savait donc pas, si c'était par honte de sa nudité, ou pour avoir goûté du fruit défendu? »

---- Hélas non! le Seigneur ne pouvait ignorer le lieu de sa retraite, pas plus que sa révolte. Mais il fallait qu'Adam, qui se cachait à cause des troubles de sa conscience, fût traduit au tribunal du Seigneur, et comparût en présence du juge, non-seulement pour s'y entendre appeler, mais pour y commencer l'expiation de son crime. Ces mots: « Adam, où es-tu? » doivent être prononcés non-seulement en l'appelant par son nom, mais avec l'accent de la sévérité et du blâme: « Adam, où es-tu? » Qu'est-ce à dire? « Te voilà plongé dans la perdition; tu as cessé d'être; » de telle sorte qu'il y ait dans cette intonation un décret de bannissement et de mort. Apparemment un coin du jardin avait échappé aux regards du Dieu « qui lient l'univers dans sa main comme le nid d'un faible oiseau, du Dieu dont le ciel est le trône, dont la terre est le marche-pied. » Apparemment il était réduit à l'appeler pour l'apercevoir, aussi invisible, lorsqu'il se cachait, qu'au moment où il cueillait le fruit de l'arbre. Quoi! la sentinelle qui veille à tes jardins ou à tes vignes, découvre le brigand ou le loup, et tu imaginerais follement que pour l'œil éternel qui, du haut des cieux, plonge sur tout ce qui est au-dessous de lui, il puisse y avoir quelques ténèbres? Insensé, qui insultes à ce témoignage de la majesté divine, et à l'enseignement qu'elle donnait à l'homme, écoule. Dieu interrogeait Adam comme incertain, afin de prouver à l'homme qu'il était libre, et de lui offrir, par un désaveu spontané, ou par une humble confession, l'occasion d'avouer lui-même son iniquité, et par là de se relever de sa chute. De même ailleurs: « Caïn, où est ton frère? » Le Seigneur avait déjà entendu la voix du sang d'Abel qui criait vers lui. Mais il interroge l'impie, afin, qu'usant de son libre arbitre, il fût à même de combler volontairement son crime par le mensonge et l'endurcissement. Dieu, préludant dès-lors à la doctrine |94 de l'Evangile: « Vous serez justifiés par vos paroles ou condamnés par vos paroles, » nous apprenait ainsi à confesser nos fautes au lieu de les nier. Car, quoique Adam eût été livré à la mort par suite du décret porté contre lui, l'espérance lui resta néanmoins. « Voici Adam devenu comme l'un de nous, s'écrie le Seigneur lui-même. » Comme si Dieu montrait déjà dans l'avenir l'homme élevé à la divinité. Mais achevons le passage! « Maintenant donc, craignons qu'avançant la main, il ne prenne aussi de l'arbre de vie, n'en mange, et ne vive éternellement. » Par ce mot, maintenant, indice du présent, il nous fait entendre que la vie est devenue passagère dans le temps présent. Aussi ne maudit-il ni Adam ni Eve, comme aspirant à la réhabilitation, déjà relevés aux yeux du Seigneur par un commencement d'expiation. Au contraire, il maudit Caïn. Vainement le fratricide voudrait se dérober par la mort au souvenir de son crime. Il le condamne à vivre, chargé d'une double infamie, son crime et son désaveu. Telle est l'ignorance de notre Dieu. Il n'en prend les apparences que pour ne pas laisser ignorer à l'homme prévaricateur ce qui lui reste à faire.

----   Cependant, quand il s'agit de Sodome: « Je descendrai, dit-il, et je verrai s'ils ont accompli dans leurs œuvres la clameur venue jusqu'à moi. S'il est ainsi, je le saurai. » Je vous le demande. Pouvait-il mieux exprimer son incertitude par suite de son ignorance et le désir de connaître?

----  Oui; mais cette façon de parler, nécessaire pour renoncé d'une sentence, ne cacherait-elle pas sous sa forme interrogative, au lieu du doute, l'expression de la menace? Prends-y garde d'ailleurs. Si un Dieu descendu sur la terre pour accomplir ses jugements, parce que d'autres moyens d'exécution lui manquent, te paraît si ridicule, du même coup tu fais le procès à ton Dieu. Ton Dieu n'est-il pas descendu sur la terre pour y opérer la rédemption qu'il méditait? |95 

XXVI.  ---- « Mais votre dieu jure. » ---- Par qui? par le dieu de Marcion peut-être. ---- « Non; mais par lui-même; serment encore mille fois plus vain! » ---- Et que voudrais-tu donc qu'il fît, s'il avait la conscience qu'il est le dieu unique, surtout quand il jure ainsi: « D'autre dieu que moi, il n'en est pas. » Discutons, toutefois: Que lui reproches-tu, le parjure ou l'inutilité de son serment? De parjure, il ne peut s'en rencontrer, pas même l'apparence, puisque, d'après votre témoignage, il ignora qu'il existait un autre dieu. En jurant par l'être qu'il connaît existant, c'est-à-dire par lui-même, il a prononcé un serment véritable. Mais de parjure, point. D'une autre part, son affirmation qu'il n'y a point d'autre dieu, est-elle inutile? Elle eût été superflue et vaine, si le monde n'avait pas eu des idolâtres alors, des hérétiques aujourd'hui. Il jure donc par lui-même, afin que l'univers croie sur la parole d'un Dieu qu'il n'y en a pas d'autre. C'est toi, Marcion, qui l'as réduit à cette nécessité. Il te voyait déjà, toi et tes erreurs. S'il accompagne de serment ses promesses ou ses menaces, pour arracher une foi difficile au début, rien de ce qui fait croire à Dieu n'est indigne de Dieu.

---- « Mais votre Dieu montre sa faiblesse jusqu'au milieu de son indignation. Voilà qu'irrité contre le peuple qui a consacré le veau d'or, il adresse cette demande à Moïse son serviteur: Maintenant donc livre à mon courroux un libre cours. Mon indignation s'allume contre eux, et je les exterminerai; et je te rendrai père d'un grand peuple. Aussi, affirmons-nous d'ordinaire que Moïse est meilleur que ce Dieu dont il invoque la pitié et contient la colère. Seigneur, répond le défenseur du peuple, tu ne le feras point, sinon, efface-moi avec eux du livre de vie. »

---- Misérables Juifs, misérables Marcionites, de n'avoir point reconnu dans la personne de Moïse le Christ désarmant les justices de son Père, et offrant sa vie pour la rançon de son peuple! Mais il suffit que la vie du peuple |96 ait été accordée pour le moment à Moïse. Le Seigneur incitait le serviteur lui-même à solliciter cette grâce. « Livre à mon courroux un libre cours, dit-il, et je les exterminerai, » afin que le prophète, en s'offrant lui-même, retînt le bras prêt à frapper, et que l'univers apprît par cet exemple quel est le pouvoir du juste sur Dieu lui-même.

XXVII. Pour en finir d'un mot avec toutes les faiblesses, indignités ou abaissements que vous allez recueillant çà et là, dans le but de décrier le Créateur, je vous opposerai un simple et irrésistible argument. Dieu n'a pu descendre parmi les hommes d'une manière visible, sans prendre les organes et les affections de l'humanité, voile protecteur sous lequel il tempérait les rayons de la majesté divine que n'aurait pu supporter notre faiblesse. Organes, affections indignes de lui, j'en conviens, mais nécessaires à l'homme, et par là même dignes de la divinité, parce que rien n'est si digne de Dieu que le salut de l'homme. J'insisterais davantage sur cette matière, si j'avais à la discuter avec des idolâtres, quoique, à vrai dire, du paganisme à l'hérésie, la distance soit légère. Toutefois, puisque vous croyez que Dieu a revêtu une chair fantastique, et n'a passé qu'en apparence par tous les degrés de la condition humaine, il ne nous faudra pas de longs arguments pour vous persuader que Dieu soit conforme à notre humanité. Les articles de votre foi serviront eux-mêmes à vous convaincre.

En effet, si le Dieu, et le Dieu le plus sublime, n'a pas rougi d'abaisser la bailleur de sa majesté jusqu'à se soumettre à la mort et à la mort de la croix, pourquoi ne permettriez-vous pas au nôtre quelques abaissements, auxquels la raison se prête plus volontiers qu'à cette série d'outrages judaïques qui aboutissent à un gibet et à un tombeau! Ces humiliations si décriées n'établissent-elles pas la présomption que le Christ livré aux passions humaines est le Fils de ce Dieu auquel vous reprochez les faiblesses de l'humanité? Nous tenons pour certain, nous, que le |97 Christ a toujours agi au nom de Dieu le Père, qu'il a vécu dans la personne des patriarches et des prophètes, Fils du Créateur, Verbe de celui qui l'a fait son Fils, en l'engendrant de sa substance, dès-lors arbitre des dispositions et des volontés paternelles. Placé pour un peu de temps au-dessous des anges, comme le chante le psalmiste, et dans cet abaissement prodigieux, façonné par son Père à cette humanité qui vous répugne si fort, le Verbe essayait l'homme, et préludait, dès l'origine, au rôle qu'il remplirait dans la plénitude des temps. C'est lui qui descend sur la ferre, lui qui interroge, lui qui sollicite, lui qui jure. Au reste, l'Evangile qui nous est commun atteste que le Père ne se montra jamais à qui que ce fût. « Personne ne connaît le Père, si ce n'est le Fils, dit Jésus-Christ. » C'est encore lui qui avait prononcé cet oracle dans l'Ancien Testament: « Nul ne verra Dieu sans mourir. » Il nous annonçait en termes assez clairs que le Père était invisible, mais que, Dieu lui-même, et rendu visible aux hommes, il agissait au nom et par l'autorité du Père, Christ pour nous identifié à notre nature, et par là même fout à nous. Donc, toute la part de grandeur et de majesté que vous réclamez pour Dieu, résidera dans le Père. Il sera invisible, impalpable, inaccessible, habitant au sein d'une paix inaltérable: ce sera, si vous le voulez, le Dieu des philosophes. Mais ce qui dans votre pensée répugne à la majesté suprême, faites-en le partage du Fils dans sa chair mortelle, de ce Fils incarné que nos yeux aperçoivent, que nos oreilles entendent, que nos sens découvrent; ambassadeur du Très-Haut, arbitre et ministre de ses volontés, associant en lui l'homme et le Dieu; Dieu par ses prodiges, homme par ses abaissements, donnant à l'homme tout ce qu'il ôte à Dieu; enfin tout ce qui est à vos yeux le déshonneur de mon Dieu est le sacrement du salut des hommes. Dieu est venu habiter avec les hommes pour apprendre aux hommes à vivre en Dieu, Dieu a agi comme l'égal de l'homme, afin que l'homme puisse agir comme l'égal de |98 Dieu. Dieu s'est fait petit afin de faire l'homme plus grand. Ah! dédaignez un pareil Dieu! mais alors je ne sais si vous pouvez croire à un Dieu crucifié. Etrange renversement d'idées dans votre manière de concevoir la bonté et la justice du Créateur! Vous le reconnaissez pour juge. Mais vient-il à exercer la justice, et à déployer une sévérité en proportion avec les motifs qui ont provoqué la justice, alors vous n'avez pas assez de plaintes contre sa barbarie. Vous voulez un Dieu souverainement bon. Mais que cette bonté miséricordieuse ait une bienfaisance conforme à sa douceur, et s'abaisse pour se mettre à la portée de l'homme, bassesse! avilissement! vous écriez-vous. Il ne vous plaît ni grand, ni petit, ni ami, ni juge. Que direz-vous si nous vous faisons toucher au doigt les mêmes infirmités dans votre Dieu? Qu'il juge, nous vous l'avons déjà prouvé en son lieu. Qu'en sa qualité de juge, il déploie la sévérité, et par la sévérité la rigueur, rien de plus vrai, si toutefois il y a rigueur.

XXVIII. Enfin, aux abaissements, aux malices, et aux mille censures de Marcion, j'opposerai des antithèses rivales. Mon Dieu, dis-tu, a ignoré qu'il y eût un dieu supérieur à lui. Mais le tien n'a pas su qu'il y eût un dieu inférieur à lui; car selon le ténébreux Heraclite, de haut en bas, ou dé bas en haut, même distance. S'il ne l'eût pas ignoré, n'eût-il pas remédié au mal dès le principe? Mon Dieu a livré le monde au péché, à la mort, et au démon instigateur du péché. Mais ton dieu n'est pas moins coupable; il a tout enduré. Mon Dieu a changé de résolution. Mais le tien en a fait autant. Le jour où, réveillé de sa longue apathie, il abaissa ses regards sur le genre humain, n'a-t-il pas renoncé à une indifférence de plusieurs siècles? Mon Dieu se repent dans quelques rencontres. Même reproche pour le tien. Quand il avisa enfin à la réhabilitation de l'humanité, ne s'est-il pas repenti de son long silence à l'égard du mal? Oui, l'insouciance du salut de la terre fut un crime, dont votre |99 dieu ne se corrigea que par le repentir. Mon Dieu a commandé le vol: un vol d'or et d'argent. Mais plus la valeur de l'homme l'emporte sur un vil métal, plus ton dieu annonce un esprit de rapine et de violence, quand il dérobe l'homme à son créateur et à son maître légitime. Mon Dieu demande œil pour œil. Mais le tien, en défendant les représailles, perpétue la violence. En effet, l'agresseur ne réitérera-t-il point ses outrages s'il a la certitude de n'être point repoussé?- Mon Dieu n'a pas su qui il choisissait. Le tien n'a pas fait moins. Eût-il admis au nombre des siens le traître Judas, si sa prescience l'avait connu? Si tu prétends que le Créateur a menti quelque part, le mensonge est bien plus grand dans ton christ dont le corps était fantastique. La cruauté de mon Dieu a perdu des milliers de mortels. Mais tous ceux que le tien ne sauve pas, il les abandonne à la perdition. Mon Dieu a ordonné qu'on tuât quelques individus. Mais le lieu a voulu être immolé, doublement homicide envers lui d'abord, puis envers l'assassin par qui il a voulu être immolé. Je ne dis point assez. Je prouverai à Marcion que son dieu a donné la mort à une nation tout entière, en faisant d'elle un peuple d'homicides, à moins qu'il n'ose affirmer qu'elle n'a point péché contre le Christ. Toutefois la vérité marche d'un pas libre et ferme. Pour convaincre, il lui faut peu de paroles; de longs discours sont nécessaires au mensonge.

XXIX. Au reste, j'aurais combattu plus vigoureusement les antithèses de Marcion, s'il eût été besoin d'une longue réfutation pour justifier le Créateur aussi bon qu'il est juste, comme nous l'avons montré par des exemples dignes de Dieu. Que si la bonté et la justice constituent dignement la plénitude de la Divinité, toute-puissante pour la récompense comme elle l'est pour le châtiment, je puis d'un mot réduire au néant ces antithèses qui prétendent distinguer d'après les caractères, les lois, les inclinations, et conséquemment jeter entre le Christ et le Créateur, les mêmes abîmes qu'entre la bonté et la |100 justice, la douceur et la miaulé, le salut et la perdition. Mais elles ne font qu'unir davantage ceux qu'elles placent dans des oppositions convenables à la Divinité. Hâte-toi donc d'effacer et le titre, et le plan de Marcion, et le but de cet ouvrage lui-même. Il ne sert plus qu'à confirmer l'harmonie de la bonté souveraine et de la souveraine justice dans le même Dieu, parce que ce double attribut convient à Dieu seul. Ton empressement à opposer dans ces exemples le Christ au Créateur tend à établir l'unité. La substance de ce que tu appelles les deux divinités sera tellement une et identique, dans son indulgence et ses rigueurs, qu'elle a voulu marquer de sa bonté les mêmes circonstances qu'elle avait précédemment empreintes de sa sévérité. Faudra-t-il s'étonner que ces attributs varient selon les dispositions humaines, et que le Dieu qui avait mené avec la verge de fer un peuple indocile, conduise par la douceur une nation soumise? Par conséquent les antithèses me montreront les plans du Créateur réformés parle Christ, scellés de nouveau, et restaurés plutôt qu'anéantis, surtout quand tu affranchis ton dieu de tout mouvement d'amertume, par conséquent de toute affection envieuse à l'égard du Créateur. S'il en est ainsi, comment tes antithèses me prouveront-elles que sa rivalité jalouse lutta contre le Créateur dans des opérations différentes? Je reconnaîtrai plutôt par elles-mêmes dans cette circonstance que mon dieu est un Dieu jaloux, qui, usant de ses droits, amena par une émulation bonne et louable, ses propres lois, qui avaient trop de verdeur dans l'origine, à la saveur de la maturité. Ce monde lui-même, si sagement combiné d'éléments contraires, est plein d'oppositions. Ainsi, ô extravagant Marcion, lu as oublié de nous forger un dieu pour la lumière et un dieu pour les ténèbres, afin de nous persuader plus aisément qu'à l'un appartenait la bonté, à l'autre la rigueur. Vous trouvez en Dieu les oppositions qu'il a lui-même établies dans le monde.


1. (1) metta_-noe0i/n.


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Traduit par E.-A. de Genoude, 1852.  Proposé par Roger Pearse, 2004.


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