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TERTULLIEN

TRAITÉ 

DE LA PÉNITENCE

Édité par P. De Labriolle, Paris: A. Picard et fils (1906)

I. [1] Dans la pénitence, cette espèce d'hommes dont nous avons été nous-mêmes autrefois, gens aveugles, privés de la lumière du Seigneur, ne voient, d'après les seules indications de la nature, qu'un sentiment pénible de l'âme qui naît du regret d'une décision antérieure.

[2] Au surplus, ils sont aussi loin d'en avoir une notion raisonnable qu'ils sont loin de l'auteur même de la raison. La raison est en effet la chose de Dieu : il n'est rien que Dieu, créateur de toutes choses, n'ait réglé d'avance, n'ait disposé, n'ait ordonné rationnellement, rien qui ne doive, selon sa volonté, être traité et compris rationnellement. [3] Donc il faut bien que tous ceux qui ignorent Dieu, ignorent aussi la chose de Dieu, vu qu'aucun trésor n'est jamais ouvert aux étrangers. Aussi, naviguant à travers la vie entière sans le gouvernail de la raison, ils ne savent éviter la tempête qui est suspendue au-dessus du siècle. [4] Combien déraisonnable est leur pratique en matière de pénitence, ce fait seul suffira à le montrer, qu'ils l'appliquent même à leurs bonnes actions. Ils se repentent de leur fidélité, de leur charité, de leur bonne foi, de leur patience, de leur pitié, dès que ces vertus se sont |p5 employées pour un ingrat. [5] Ils se maudissent eux-mêmes d'avoir fait le bien, et c'est surtout cette forme de pénitence, à propos des actes les plus louables, qu'ils impriment dans leur cÅ"ur : ils se souviennent soigneusement de ne plus faire le bien. Au contraire le regret d'avoir commis des fautes leur donne un souci bien moindre. En un mot, la pénitence est plus aisément pour eux une occasion d'agir mal que d'agir bien.

II. [1] Que s'ils se conduisaient en gens qui possèdent Dieu, et par suite la raison, ils commenceraient par apprécier le bienfait de la pénitence, ils n'en tireraient pas prétexte à des amendements coupables; enfin, ils rendraient plus rares leurs repentirs en se gardant de pécher, retenus par la crainte du Seigneur. [2] Mais là où il n'y a point de crainte, pas de réforme morale possible; et là où il n'y a pas de réforme morale, la pénitence est fatalement vaine, puisqu'elle ne porte pas le fruit pour lequel Dieu l'a semée, je veux dire le salut de l'homme.

[3] Car Dieu lui-même, — après tant de fautes si grandes commises par la témérité humaine et dont Adam, le premier de sa race, fut l'initiateur; après avoir condamné l'homme et tous les biens du siècle, après l'avoir chassé du paradis et soumis à la mort, — Dieu se hâta de revenir à sa miséricorde et par là il consacra la pénitence en sa propre personne. Il déchira la sentence portée dans sa colère antérieure et s'engagea à pardonner à son Å"uvre et à son image. [4] C'est pourquoi il se forma un peuple qu'il combla des abondantes largesses de sa bonté ; malgré toutes |p7 les expériences qu'il fit de son ingratitude, toujours il l'exhorta à la pénitence ; il fit parler la bouche prophétique de tous les prophètes : bientôt il promit la grâce dont, à la fin des temps, il devait illuminer l'univers par son Esprit; il ordonna que le baptême de pénitence vînt d'abord, afin de marquer préalablement du signe de la pénitence le groupe de ceux que sa grâce appelait à la promesse faite à la race d'Abraham. [5] C'est ce que Jean ne cache pas, quand il dit : « Commencez de faire pénitence » ; car déjà allait venir pour les nations le salut que le Seigneur apportait selon la promesse de Dieu. [6] Et Jean, son précurseur, montrait la pénitence destinée à purifier les âmes, afin que toutes les souillures des erreurs anciennes, toutes les taches imprimées dans le cÅ"ur humain par l'ignorance, fussent balayées, grattées par la pénitence et jetées dehors. Ainsi serait préparé bien net le sanctuaire du cÅ"ur pour l'Esprit Saint qui devait y descendre et s'y installer d'autant plus volontiers avec ses biens célestes. [7]  Tous ces biens se résument en un : le salut de l'homme, une fois effacés les crimes passés. Voilà le but de la pénitence ; c'est elle qui administre les intérêts de la divine miséricorde, car ce qui profite à l'homme rend service à Dieu.

[8] Au surplus la règle de la pénitence, que nous apprenons une fois que nous connaissons Dieu, a une forme déterminée; car il ne faut pas que nous jetions, pour ainsi dire, une main violente sur ce que nous avons fait ou pensé de bien. [9] Dieu ne sanctionne pas la réprobation des bonnes actions : elles sont à lui. Du moment qu'il en est le garant et le protecteur, il faut qu'il |p9 les agrée, et s'il les agrée, qu'il les récompense. [10] Peu importe l'ingratitude humaine, si elle force à se repentir même du bien qu'on a fait. Peu importe aussi la reconnaissance, si le désir de se l'acquérir est un aiguillon pour être bienfaisant : ce sont là choses terrestres, sujettes à la mort. [11] On gagne si peu à obliger une personne reconnaissante — et l'on perd si peu à obliger un ingrat ! La bonne action a Dieu pour débiteur comme aussi la mauvaise; car tout juge est le rémunérateur en la cause. [12] Puisque Dieu est le juge qui veille à ce que la justice, qui lui est si chère, soit très exactement rendue et observée, et que c'est conformément à elle qu'il règle l'ensemble de sa discipline, peut-on douter qu'en matière de pénitence, comme aussi bien dans tous nos actes, justice doive être rendue à Dieu ? Ce devoir ne pourra être rempli que si nous n'appliquons la pénitence qu'à nos fautes. [13] Or on ne peut appeler faute, qu'une mauvaise action ; faire le bien n'est jamais une faute. Et s'il n'y a pas faute, pourquoi se jeter dans la pénitence, comme ceux qui ont péché? [14] Pourquoi imposer à la bonté ce qui est l'office propre de la méchanceté? Il arrive ainsi qu'un acte, accompli là où il ne faut pas, est négligé là où il faudrait l'accomplir.

III. [1] Ce serait ici le lieu de déterminer les actes dont il semble juste et obligatoire de se repentir, autrement dit de fixer ce qui doit être considéré comme péché. Mais la chose pourrait paraître superflue. [2] Car le Seigneur une fois connu, d'elle-même l'âme sur laquelle son auteur a jeté les yeux accède à la connaissance de |p11 la vérité, et, initiée aux commandements du Seigneur, elle apprend aussitôt par eux que tout ce que Dieu défend est péché. Dieu étant notoirement le bien infini, au bien il n'y a naturellement que le mal qui puisse déplaire ; car les contraires ne peuvent aucunement s'accorder.

[3] Toutefois on ne me saura pas mauvais gré de dire en passant que, parmi les péchés, il y en a de charnels, c'est-à-dire qui sont l'ouvrage du corps, et qu'il y en a de spirituels. L'homme, étant formé de l'union de ces deux substances, ne peut pécher autrement que dans les éléments dont il se compose. [4] Mais de ce que le corps et l'âme sont choses distinctes, il ne faut pas conclure que les péchés diffèrent de valeur : ils sont d'autant plus égaux qu'à eux deux l'âme et le corps ne constituent qu'un seul être. Qu'on n'aille donc pas, en raison de la diversité des substances, faire des distinctions en supposant qu'un péché de telle catégorie est plus léger ou plus grave qu'un péché de telle autre. [5] La chair et l'âme sont également l'Å"uvre de Dieu; l'une a été façonnée par sa main, l'autre créée par son souffle. Egales devant le Seigneur, que l'une ou l'autre ait péché, cela offense également le Seigneur. [6] Pourrais-tu, toi-même, discerner les actes de la chair de ceux de l'esprit? Ils sont si étroitement unis et associés dans la vie, dans la mort et dans la résurrection, qu'ils ressuscitent alors également pour la vie ou pour le jugement, parce qu'ensemble, ou ils ont péché, ou ils ont vécu dans l'innocence. [7] Ce préambule est destiné à nous faire comprendre que la nécessité de la pénitence n'incombe pas moins, en cas de péché, |p13 à une partie qu'aux deux qui constituent l'ensemble. Commune leur est la faute, commun leur est le juge (c'est de Dieu que je parle), commun doit leur être aussi le remède de la pénitence.

[8] Les péchés sont appelés spirituels ou charnels, parce que tout péché se commet en acte ou en pensée. Est corporel ce qui se fait en acte, parce qu'un acte, tel un corps, est visible, palpable. Est spirituel ce qui est immanent à l'âme, parce que ce qui est esprit échappe à la vue et au loucher. [9] D'où il suit évidemment qu'il faut éviter et qu'il faut purifier par la pénitence non seulement les fautes d'acte, mais aussi les fautes de volonté. Car si notre nature bornée ne peut juger que des actes, étant incapable de pénétrer dans le secret de la volonté, n'allons pas pour cela négliger ces fautes devant Dieu lui aussi. Dieu suffit à tout. [10] Rien de ce qui est faute n'échappe à son regard. Il n'ignore rien et il ne manque pas de réserver la faute pour le jugement. Il ne peut dissimuler ni trahir sa propre clairvoyance. [[11] Au surplus, n'est-il pas vrai que la volonté est la source de l'acte ? Admettons que certains actes soient imputables au hasard, à la nécessité ou à l'ignorance : une fois ces exceptions admises, c'est toujours la volonté qui pèche. [12] Étant à la source de l'acte ne sera-t-elle pas châtiée de préférence, puisqu'elle est l'agent principal de la faute? Elle n'est pas exonérée, même quand un obstacle quelconque empêche l'accomplissement de l'acte. Elle est alors considérée elle-même comme responsable vis-à-vis d'elle-même, et ne saurait être excusée sur la mauvaise chance qui |p15 l'a empêchée d'aller jusqu'au bout, puisqu'elle a fait ce qui dépendait d'elle.

[13] Enfin comment le Seigneur nous prouve-t-il qu'il veut établir sur la Loi un nouvel édifice, sinon en interdisant les péchés de la volonté même? Il appelle adultère, non seulement celui qui a violé en acte l'union d'autrui, mais celui-là même qui l'a profanée par la convoitise de ses regards. [14] Tant il est vrai qu'il est déjà assez périlleux pour l'âme de se représenter une action qu'il lui est interdit d'accomplir, et audacieux d'en réaliser l'effet en pensée. Puisque la force de la volonté est telle que même sans atteindre la pleine réalisation de ses désirs, elle tient lieu de l'acte, elle sera donc châtiée comme un acte. [15] Il est tout à fait vain de dire : «Je l'ai voulu, mais je ne l'ai pas fait. » Tu dois consommer l'acte, puisque tu le veux, ou bien ne point le vouloir, puisque tu ne le consommes pas. Mais tu prononces toi-même par l'aveu de ta conscience. [16] Car si c'était le bien que tu eusses désiré, tu aurais été avide de le réaliser. Ainsi, de même que tu ne fais pas le mal jusqu'au bout, tu ne devais pas non plus le désirer. De quelque côté que tu te tournes, tu es lié à ta faute : ou tu as voulu le mal, ou tu n'as pas accompli le bien.

IV. [1] Or donc pour tous les péchés, qu'ils soient commis par la chair ou par l'esprit, en acte ou en désir, Celui qui a décidé que le châtiment viendrait par le jugement, a promis aussi que le pardon viendrait par la pénitence, quand il a dit à son peuple : « Repens-toi, et je te sauverai. » [2]  Et encore : « Je suis le Dieu vivant, dit le Seigneur, et j'aime mieux la pénitence que |p17 la mort. » Donc la pénitence est vie, puisqu'elle est préférée à la mort. Jette-toi sur elle, toi pécheur qui me ressembles (mais qui es encore moins coupable que moi, car je reconnais ma supériorité dans le péché); embrasse-la comme le naufragé se saisit d'une planche de salut. [3] Elle te soutiendra au-dessus des flots de la prévarication où tu enfonçais, et te portera jusqu'au port de la clémence divine. Saisis l'occasion d'une chance inespérée, afin que toi, qui n'étais jadis devant le Seigneur que la goutte d'eau d'un vase, la poussière d'une aire, la tasse du potier, tu deviennes cet arbre qui est planté le long des eaux, éternellement verdoyant, qui porte des fruits dans sa saison et qui ne verra ni le feu ni la hache. [4] Repens-toi de tes erreurs puisque tu as trouvé la vérité ; repens-toi d'avoir aimé ce que Dieu n'aime pas, puisque nous-mêmes nous ne permettons pas à nos serviteurs de ne pas haïr ce qui nous déplaît. La règle de la déférence est dans la conformité des sentiments.

[5] L'énumération des bienfaits de la pénitence est une matière qui s'étend fort loin et qui aurait besoin d'un long discours. Pour nous, qui devons nous borner, nous n'insisterons que sur un seul point : ce que Dieu commande est bon, est excellent. [6] Je regarde comme téméraire toute discussion sur la bonté d'un précepte divin. Ce n'est pas parce qu'il est bon que nous devons y prêter l'oreille, mais parce que Dieu l'a prescrit. Pour nous inciter à faire preuve d'obéissance, la majesté de la puissance divine et l'autorité de celui qui ordonne sont plus décisives que |p19 l'intérêt de celui qui obéit. [7] Est-ce un bien de se repentir ou non? Pourquoi l'examiner? Dieu l'ordonne. Et non seulement il l'ordonne, mais il y exhorte. Il nous invite par l'espoir d'une récompense, celle du salut; quand il déclare avec serment : « Je suis le Dieu vivant », il veut qu'on le croie.

[8] Heureux que nous sommes : Dieu fait serment à cause de nous ! Mais malheureux que nous sommes, si nous ne croyons aux serments du Seigneur. Une recommandation que Dieu fait si instamment, à laquelle il apporte (comme cela se passe parmi les hommes) l'attestation d'un serment, doit être acceptée et observée avec un profond respect, afin que, demeurant constamment dans l'assurance de la grâce divine, nous puissions participer constamment aussi à son profit et à sa récompense.

V. [1] Car je prétends ceci, que la pénitence qui a été montrée et annoncée par la grâce de Dieu et qui nous rétablit dans la grâce du Seigneur, ne doit plus, une fois connue et entreprise, être annulée après cela par un retour au péché. [2] Tu ne peux plus désormais te couvrir d'aucun prétexte d'ignorance, si après avoir connu le Seigneur et reçu ses préceptes, après avoir enfin fait pénitence de tes fautes, tu retombes dans le péché. [3] Ainsi plus tu es dégagé de l'ignorance, plus tu demeures englué dans la révolte. Car si tu avais commencé de te repentir de tes fautes parce que tu avais commencé de craindre le Seigneur, pourquoi as-tu préféré interrompre ce que tu avais fait sous l'empire de la crainte, si ce n'est parce que tu as cessé de craindre? [4] Ce qui détruit la crainte, c'est la révolte, |p21 pas autre chose. Et si même le fait d'ignorer le Seigneur ne crée pas d'excuse pour garantir du châtiment, vu qu'il n'est pas excusable d'ignorer un Dieu qui se révèle ou vertement et qu'à eux seuls les biens célestes font déjà connaître, combien est-il périlleux de le mépriser une fois qu'on l'a connu! [5] Or celui-là le méprise, qui, ayant obtenu de lui la connaissance du bien et du mal, revient à ce qu'il a compris qu'il devait fuir, à ce qu'il a fui déjà, et fait injure à sa propre intelligence, c'est-à-dire au don de Dieu : il méprise le donateur en délaissant le don, il nie le bienfait en n'honorant pas le bienfaiteur. [6] Comment pourrait-il plaire à celui dont le présent lui déplaît? Ainsi il apparaît à l'égard du Seigneur non seulement comme un révolté, mais aussi comme un ingrat.

[7] Au surplus il ne pèche pas médiocrement contre le Seigneur, celui qui, après avoir renoncé par la pénitence au diable, rival de Dieu, et après l'avoir, à ce titre, soumis au Seigneur, le relève encore une fois par sa rechute dans le mal, et lui crée en sa propre personne un sujet de joie ; en sorte que l'esprit mauvais se réjouisse contre le Seigneur d'avoir de nouveau recouvré sa proie. [8] Est-ce que — chose redoutable même à articuler, mais qu'il faut dire pour l'édification — est-ce que ce n'est là préférer le diable au Seigneur? Ayant connu l'un et l'autre, il semble avoir fait la comparaison, et après délibération, avoir déclaré meilleur celui à qui il préfère être de nouveau. [9] Ainsi l'homme qui, en se repentant de ses fautes, avait commencé à rendre satisfaction à Dieu, rendra satisfaction au diable en se repentant de son repentir, et il |p23 deviendra aussi odieux au Seigneur que cher au rival de Dieu.

[10] Mais, disent quelques-uns, il suffit à Dieu qu'on l'honore avec le cÅ"ur et l'esprit, même indépendamment des actes : on pèche sans perdre la crainte ni la foi. — Autrement dit, on profane le mariage sans outrager la chasteté, on verse le poison à son père en gardant la piété filiale ! [11] Eh bien, de même, ces gens-là seront précipités dans la géhenne sans perdre le pardon, puisqu'ils pèchent sans perdre la crainte. Premier exemple de leurs extravagances ! ils pèchent parce qu'ils craignent. Sans doute ne pécheraient—ils pas, s'ils ne craignaient pas? [12] Alors que celui qui ne veut pas offenser Dieu ne le respecte pas du tout, si la crainte autorise l'offense. Mais ces idées-là germent ordinairement de la semence des hypocrites qu'une amitié inséparable lie au démon et dont la pénitence n'est jamais fidèle.

VI. [1] Tout ce que ma faible parole s'est efforcée de suggérer sur la nécessité de faire pénitence une fois et de la garder ensuite inviolablement regarde tous ceux qui se sont donnés au Seigneur, puisque tous souhaitent le salut en se créant des titres aux yeux de Dieu. Mais cela tombe surtout sur les jeunes novices qui commencent seulement à ouvrir leurs oreilles à la parole divine et qui, comme de tout jeunes animaux, rampent d'une allure hésitante sans que leurs yeux soient encore bien ouverts. Ils disent bien qu'ils renoncent au passé et qu'ils entreprennent de faire pénitence, mais ils négligent d'y apporter la conclusion. [2] Ce fait même qu'ils renoncent à tout désir les sollicite à désirer |p25 quelque chose du passé : de même que les fruits, lorsque la vieillesse commence à les rendre aigres et amers, veulent garder encore par quelque endroit leur éclat.

[3] Toutes ces lenteurs, toutes ces tergiversations coupables à l'égard de la pénitence procèdent d'une téméraire confiance dans la vertu du baptême. Certains du pardon indubitable de leurs fautes, ils dérobent, en attendant, le temps qui leur reste, et se donnent licence de pécher, au lieu d'apprendre à ne pécher point. [4] Combien pourtant est-il déraisonnable de ne pas accomplir la pénitence et de continuer à espérer le pardon de ses fautes ; autrement dit, de ne pas montrer l'argent et de tendre la main vers la marchandise ! C'est à ce prix en effet que Dieu a voulu mettre le pardon : il nous propose d'acheter l'impunité en donnant en échange la pénitence. [5] Si les marchands examinent d'abord les pièces qui représentent le prix stipulé, pour voir si elles ne sont pas élimées, rognées ou fausses, nous croyons que le Seigneur commencera par vérifier la qualité de la pénitence avant de nous accorder une récompense aussi magnifique que la vie éternelle.

[6] « Mais ajournons provisoirement la question de la sincérité de la pénitence. Il est évident, je suppose, que nous sommes corrigés au moment où nous sommes absous? «Point du tout : mais bien lorsque le pardon est suspendu sur nos têtes et que nous avons encore devant nous la perspective du châtiment, lorsque nous ne méritons pas encore d'être libérés pour pouvoir mériter de l'être, lorsque Dieu menace, non lorsqu'il pardonne. [7] Quel est l'esclave, qui une fois passé à la |p27 condition d'homme libre, se reproche ses larcins et ses fuites ? Quel est le soldat qui, une fois son congé obtenu, se tracasse des flétrissures reçues? [8] Le pécheur doit pleurer sur lui-même avant le jour du pardon, parce que le temps de la pénitence est aussi le temps du péril et de la crainte.

[9] Je ne nie point que le bienfait divin, c'est-à-dire l'effacement des péchés, ne subsiste intégralement pour ceux qui vont entrer dans l'eau du baptême : mais il faut souffrir pour avoir le bonheur d'en arriver là. Qui donc oserait en effet, à toi dont la pénitence est si peu sûre, te concéder l'aspersion d'une seule goutte de n'importe quelle eau ? [10] A dire vrai, il t'est facile de t'en approcher en fraude, et de circonvenir par tes affirmations celui qui est préposé à ce rite. Mais Dieu veille à son propre trésor et il ne permet pas que les indignes s'y glissent furtivement. Que dit-il enfin ? « Il n'est rien de caché qui ne doive être révélé un jour. » De quelques ténèbres que tu aies enveloppé tes actions, Dieu est lumière, [11] Certains estiment que Dieu est forcé d'accorder même aux indignes quelque chose de ce qu'il a promis : ils transforment sa générosité en servitude. [12] Si c'est de force qu'il nous accorde le symbole de mort, il le fait donc malgré lui. Car qui permet qu'un présent donné à contrecÅ"ur subsiste ? — [13] Mais n'y a-t-il pas bien des gens qui tombent après l'avoir reçu ? un grand nombre ne se voient-ils pas dépouillés de ce bienfait ? —Justement, Ce sont eux qui s'en sont approchés furtivement et qui, faisant violence à la foi de la pénitence, construisent sur le sable une maison destinée à la ruine. |p29 

[14] Que nul donc ne se flatte, sous prétexte qu'il est compté parmi les écoutants encore novices, qu'il lui soit encore permis de pécher. Dès qu'on connaît le Seigneur, il faut le craindre ; dès qu'il s'est montré, il faut le révérer. [15] Autrement à quoi bon le connaître, si tu commets les mêmes fautes que dans ton ignorance de jadis ? Qu'est-ce qui te distingue d'un complet serviteur de Dieu ? Il y a-t-il un Christ pour les baptisés, un autre Christ pour les écoutants ? [16] Leur espoir est-il différent, différente leur récompense, différente leur crainte du jugement, différente l'obligation qui leur incombe de faire pénitence? Ce bain du baptême est le sceau de la foi : mais cette foi prend son point de départ et se recommande de la sincérité delà pénitence. [17] Nous ne sommes pas plongés dans l'eau pour mettre fin à nos péchés; mais, parce que nous y avons mis fin, déjà nous sommes moralement lavés. Le premier baptême de l'écoutant, c'est une crainte parfaite; puis, jusqu'au moment de sentir le Seigneur, une foi saine, une conscience qui a une fois pour toutes embrassé la pénitence.

[18] Au surplus, si nous cessons de pécher seulement à partir de l'eau baptismale, c'est par nécessité, et non de notre gré propre que nous nous revêtons d'innocence. Or qui des deux a le plus de mérite à être bon, celui à qui il n'est pas permis d'être méchant, ou celui qui ne veut pas l'être ? celui à qui l'on commande de s'abstenir de crimes, ou celui qui trouve dans cette abstention une joie ? [19] Eh bien ! ne détournons plus nos mains du larcin, à moins que la solidité des portes ne nous arrête ; ne défendons pas à nos yeux de |p31 convoiter la débauche, à moins que nous ne soyons écartés par ceux qui gardent les corps désirés, s'il est vrai qu'aucun de ceux qui se donnent à Dieu ne doive cesser de pécher qu'autant qu'il est lié par le baptême. [20] Un homme qui pense ainsi, je ne sais si, une fois baptisé, son dépit n'est pas plus grand de cesser de pécher que sa joie n'est grande d'échapper au péché. Les écoutants doivent donc souhaiter le baptême, et non pas l'escompter à l'avance. [21] Celui qui souhaite, honore ; celui qui escompte, s'enorgueillit. Dans l'un, c'est le respect que l'on voit ; dans l'autre, c'est l'effronterie. L'un se donne du mal, l'autre se laisse aller. Ce que l'un veut mériter, l'autre se le promet comme une chose due. L'un prend, l'autre s'empare avec violence. [22] Lequel considères-tu comme le plus digne, sinon le mieux corrigé? et lequel est le mieux corrigé, sinon le plus timoré et qui, par cela même, a fait véritablement pénitence ? Il a craint en effet de pécher encore, de peur de ne point mériter de recevoir. [23] Mais le présomptueux, se promettant tout à l'avance, et dès lors en sécurité, n'a pu connaître la crainte : il ne s'est donc pas acquitté de la pénitence, faute de ce qui est l'instrument de la pénitence, je veux dire de la crainte. [24] La présomption est une des formes de l'impudence : elle enhardit celui qui demande, elle méprise celui qui donne. Aussi ne va-t-elle pas sans désappointements. Car avant même que le don soit acquis, elle compte dessus, ce qui ne manque jamais d'offenser celui qui doit l'accorder.

VII. [1] Puissent, ô Seigneur Christ, tes serviteurs n'en dire et n'en entendre sur la discipline de la pénitence |p33 que juste assez pour connaître le devoir qui incombe aux écoutants de ne point pécher : ou bien qu'ils ne sachent rien de la pénitence, qu'ils n'en attendent rien ! [2] J'ai quelque répugnance à faire ensuite mention du second, du dernier espoir. Je crains, en traitant de la ressource qui reste encore au repentir, de sembler ouvrir une nouvelle carrière au péché. [3] A Dieu ne plaise que personne interprète mes paroles comme si la faculté qu'il a de se repentir lui donnait aussi licence de pécher ; à Dieu ne plaise que la surabondance de la clémence céleste déchaîne la témérité humaine! [4] Que personne ne s'avise d'être plus pervers, parce que Dieu est plus clément, en péchant autant de fois que le pardon est de fois accordé. D'ailleurs, l'immunité aura une fin, si l'offense n'en a point. Nous avons échappé une fois : n'est-ce pas nous être assez exposés au péril, même si nous croyons pouvoir y échapper encore ? [5] D'ordinaire, ceux qui se sont sauvés d'un naufrage renoncent aux navires et à la mer et honorent le bienfait de Dieu, je veux dire leur salut, en se souvenant du danger. Je loue leur crainte, j'aime leur réserve. Ils ne veulent pas être une seconde fois ci charge à la miséricorde divine. Ils redoutent de paraître faire fi de la grâce obtenue. Par un souci louable assurément, ils évitent de courir une seconde fois le péril qu'ils ont appris à redouter. [6] Ainsi mettre un frein à sa témérité, c'est attester sa crainte. Mais la crainte chez l'homme est un hommage pour Dieu.

[7] En effet notre ennemi irréconciliable ne fait jamais trêve à sa malice. Et c'est quand il sent l'homme |p35 pleinement libéré qu'il sévit le plus fort ; c'est lorsqu'on l'éteint qu'il s'enflamme davantage. [8] Il faut bien qu'il s'afflige et qu'il gémisse quand, par le pardon des péchés, il voit tant d'Å"uvres de mort détruites chez l'homme, tant de chefs effacés d'une condamnation qui était comme son bien propre. Il s'afflige à la pensée que ce pécheur, devenu le serviteur du Christ, le jugera, lui et ses anges. [9] Aussi il l'épie, il l'attaque, il l'assiège, cherchant le moyen de frapper ses regards par la concupiscence charnelle, de prendre son âme dans les filets des délices mondaines, de renverser sa foi par la crainte des pouvoirs terrestres, ou de le détourner de la droite voie par des doctrines de mensonge: scandales, tentations, il n'est rien qu'il ne mette en Å"uvre. [10] Prévoyant ces sortilèges empoisonnés, Dieu a permis, qu'une fois fermée la porte du pardon, une fois tiré le verrou du baptême, il y eût encore un refuge d'ouvert. Il a placé dans le vestibule une seconde pénitence, pour qu'elle ouvre à ceux qui frapperaient : mais une fois seulement, puisque c'est déjà la seconde fois, et jamais plus désormais, puisque le pardon précédent est demeuré inutile. [11] N'est-ce pas assez d'une fois? Tu obtiens ce que tu ne méritais plus, car tu as laissé perdre ce que tu avais reçu. Si l'indulgence du Seigneur te donne le moyen de récupérer ce que tu as perdu, sois reconnaissant d'un bienfait qu'il renouvelle ou plutôt qu'il amplifie. [12] Car rendre, c'est plus que donner, puisqu'il est plus fâcheux de perdre que de n'avoir rien reçu du tout. Cependant il ne faut pas laisser le désespoir abattre, écraser l'âme, quand on se trouve obligé à une seconde pénitence. [13] Qu'il en coûte de pécher de nouveau, |p37 mais non de faire de nouveau pénitence ; qu'il en coûte de courir encore le danger, mais que personne n'ait honte d'en être encore délivré. Une rechute veut qu'on renouvelle le remède. [14] Tu seras agréable au Seigneur, en ne refusant pas ce qu'il t'offre. Tu l'as offensé, mais tu peux encore te réconcilier avec lui. Tu sais envers qui t'acquitter et qu'il ne s'y refuse point.

VIII. [1] Si tu en doutes, lis ce que l'Esprit dit aux Églises. Il reproche aux Éphésiens d'abandonner la charité ; à ceux de Thyatire, de forniquer et de manger les viandes consacrées aux idoles ; à l'Eglise de Sardes, de n'avoir que des Å"uvres imparfaites. Il blâme les gens de Pergame d'enseigner de fausses doctrines. Il gourmande ceux de Laodicée parce qu'ils mettent leur confiance dans les richesses : et cependant, tous, il les invite à se repentir, non sans menaces, à dire vrai. [2] Evidemment, il ne menacerait pas en cas de non-pénitence, s'il ne devait leur pardonner en cas de pénitence. On en pourrait douter, s'il n'avait démontré ailleurs encore la surabondance de sa clémence. Ne dit-il pas : « Celui qui est tombé se relèvera, celui qui se sera détourné de moi me reviendra » ? [3] C'est lui, oui, c'est lui qui « préfère la miséricorde aux sacrifices ». Les cieux, et les anges qui y habitent, se réjouissent de la pénitence de l'homme. Allons pécheur, courage, tu vois où l'on se félicite de ton retour. [4] Quel sens a pour nous l'histoire incluse en ces paraboles du Seigneur? Une femme perd une drachme, elle la cherche, elle la retrouve, elle invite ses amies à s'en réjouir: n'est-ce pas là l'image du pécheur rendu à la grâce? [5] Une petite brebis appartenant à un pasteur |p39 s'égare : le troupeau entier ne lui était pas plus cher que cette seule brebis ; c'est elle seule qu'il cherche, elle seule qu'il veut à l'égal de toutes les autres. Il la trouve enfin, il la rapporte sur ses propres épaules : car elle s'était bien fatiguée à errer ainsi.

[6] Je veux citer aussi ce père si tendre qui rappelle son fils prodigue et qui le voyant dénué de tout, mais repentant, l'accueille avec joie, immole le veau gras, célèbre sa joie par un festin. [7] Pourquoi pas? Il avait retrouvé ce fils qu'il avait perdu et il l'avait senti plus cher, à le regagner ainsi. — Que devons-nous comprendre que figure ce père ? Dieu évidemment. Personne n'est père comme lui, ni tendre comme lui. [8] Tu es son fils : même s'il t'arrive de dissiper ce que tu as reçu de lui, même si tu reviens nu, il te recevra, puisque tu reviens, et il se réjouira plus de ton retour que de toute la sagesse de son autre fils ; mais à condition que tu le repentes du fond de l'âme, que tu compares ta faim avec l'abondance dont jouissent les serviteurs de ton père, que lu abandonnes le troupeau des porcs immondes, et que lu ailles trouver ton père, si irrité soit-il, en lui disant : « Mon père, j'ai péché et je ne suis plus digne d'être appelé votre fils. » [9] Avouer les fautes commises allège autant que de les dissimuler appesantit. Car l'aveu est le parti de la satisfaction ; la dissimulation, celui de la révolte.

IX. [1] Autant l'obligation de cette seconde et dernière pénitence est étroite, autant la preuve en doit être laborieuse. Il ne suffit pas de la réaliser uniquement dans la conscience, il faut encore qu'un acte la manifeste. [2] Cet acte, c'est, pour employer un mot grec |p41 plus expressif et communément usité, l'exomologèse, par laquelle nous confessons au Seigneur notre péché : non qu'il l'ignore, mais par l'aveu il reçoit une satisfaction, dans l'aveu apparaît le sentiment de pénitence, par la pénitence Dieu est apaisé.

[3] L'exomologèse est donc à la discipline qui prescrit à l'homme de se prosterner et de s'humilier en s'imposant un régime de nature à attirer sur lui la miséricorde. [4] En ce qui concerne la mise et la nourriture, elle veut qu'on couche sous le sac et la cendre, qu'on s'enveloppe le corps de sombres haillons, qu'on abandonne son âme à la tristesse, qu'on corrige par de rudes traitements les fautes passées ; elle ne connaît d'autre part qu'un boire et qu'un manger tout simples, tel que le demande le bien de l'âme et non le plaisir du ventre. Le pénitent alimente d'ordinaire les prières par les ' jeûnes, il gémit, il pleure, il mugit jour et nuit vers le Seigneur son Dieu, il se roule aux pieds des prêtres, il s'agenouille devant ceux qui sont chers à Dieu, il charge tous les frères d'être ses intercesseurs pour obtenir son pardon. [5] Tout cela, l'exomologèse le fait pour donner du crédit à la pénitence, pour honorer le Seigneur par la crainte du péril, pour exercer le ministère de l'indignation divine en prononçant elle-même contre le pécheur, pour frustrer, disons mieux, pour acquitter, par une souffrance temporaire, les supplices éternels. [6] C'est en prosternant l'homme à terre qu'elle le relève ; en le rendant sordide, elle le lave ; en l'accusant, elle l'excuse ; en le condamnant, elle l'absout. Moins vous vous serez épargnés vous-même, plus Dieu, croyez-le bien, vous épargnera. |p43

X. [1] Et pourtant, je présume que la plupart se dérobent à ce devoir ou le diffèrent de jour en jour, parce qu'ils redoutent de s'afficher en public. Ils ont plus de souci de la honte que de leur salut; comme ces gens qui, ayant contracté quelque maladie aux parties les plus secrètes de leurs corps, cachent leur état aux médecins et meurent ainsi avec leur pudeur. [2] Sans doute la honte ne peut se résigner à satisfaire le Seigneur irrité, à rentrer en possession du salut gaspillé ? Mais, dis-donc, toi, le pudibond, quand il s'agissait dépêcher tu gardais le front haut, tu le baisses quand il s'agit d'apaiser Dieu. [3] Pour moi, je n'accorde aucune place à la honte, quand il m'est avantageux de la mépriser, quand elle-même y exhorte l'homme en quelque sorte en lui disant : « N'aie de moi aucun souci : mieux vaut que je périsse pour toi. » [4] Certes, là où le péril qu'elle court est pénible ou jamais, c'est quand il est le fait de gens qui vous insulteront avec des propos moqueurs, là où l'un s'élève par la ruine de l'autre, et où l'on monte en se servant comme marchepied de celui qui gît à terre. Mais vivant parmi les frères, serviteurs du même maître, et pour qui tout est en commun, l'espérance, la crainte la joie, la peine, la souffrance (puisqu'ils n'ont qu'une môme âme venue du même Seigneur et du même père), pourquoi les crois-tu différents de toi? [5] Pourquoi fuis-tu ceux qui participent à ta chute, comme s'ils devaient y applaudir ? Le corps ne peut se réjouir du mal qui arrive à l'un de ses membres : il faut bien qu'il s'afflige tout entier et qu'il travaille tout entier à le guérir. [6] Là où il y a un ou deux fidèles, |p45 là est l'Église : mais l'Église c'est le Christ. Donc, lorsque tu tends les mains vers les genoux de tes frères, c'est le Christ que tu touches, c'est le Christ que tu implores. Et quand, de leur côté, tes frères versent des larmes sur toi, c'est le Christ qui souffre, c'est le Christ qui supplie son Père. Ce qu'un fils demande est vite accordé.

[7] Vraiment, c'est un bel avantage que se promet le respect humain, en tenant ses fautes cachées! Ce que nous aurons soustraite la connaissance des hommes, le cacherons-nous à Dieu ? [8] Peut-on mettre en balance l'opinion des hommes et le jugement de Dieu? Vaut-il mieux être condamné en secret que d'être absous au grand jour ? — Mais quelle triste chose que d'en arriver ainsi à l'exomologèse ! — [9] Sans doute, mais la souffrance mène à la guérison ; d'ailleurs quand il s'agit de faire pénitence il ne faut plus parler de souffrance, parce que l'acte est salutaire. Il est fâcheux d'être amputé, d'être brûlé par le cautère, d'être torturé par l'acidité corrosive de certaines poudres ; et cependant les incommodités qu'infligent ces remèdes trouvent leur justification dans les services qu'ils rendent, et font accepter le mal présent par la perspective du bienfait à venir.

XI. [1] Qu'est-ce, si, en dehors de la honte qui est leur principal souci, ils redoutent aussi la mortification du corps, parce qu'il leur faut vivre sans se baigner, tout sordides, privés de toute joie, dans la rudesse du sac, sous l'horreur de la cendre, le visage tout défait par le jeûne? [2] Est-ce que par hasard c'est sous les vêtements écarlates, sous la pourpre de Tyr, qu'il nous faut supplier Dieu pour nos fautes ? En ce cas, voici une épingle |p47 pour séparer vos cheveux, de la poudre pour nettoyer vos dents, des ciseaux de fer ou d'airain pour faire vos ongles. Hâtez-vous de répandre sur vos lèvres et sur vos joues un éclat mensonger, une rougeur artificielle. [3] Allez chercher aussi des bains plus délicieux ; ajoutez à vos dépenses les villégiatures dans les parcs ou aux bords de la mer, recherchez l'embonpoint démesuré qu'apportent les mets raffinés, buvez de vieux vins bien dépouillés. Et si quelqu'un vous demande pourquoi vous vous donnez ainsi vos aises, répondez : « J'ai péché contre Dieu, je suis menacé de périr éternellement. Aussi, à l'heure qu'il est, je suis dans l'anxiété, je me livre aux macérations et aux souffrances, pour me rendre propice le Dieu que j'ai outragé par mes fautes. »

[4] Voyez ceux qui intriguent pour parvenir à une magistrature : ils n'éprouvent ni honte ni lassitude à essuyer des incommodités morales et physiques, et je ne dis pas seulement des incommodités, mais aussi tous les affronts, pour arriver à leurs fins. [5] Quelles vêtements grossiers n'affectent-ils pas de porter? Quels demeures ne hantent-ils pas, pour les salutations du soir et du matin? A l'approche de tout gros personnage, ils se font petits ; ils ne prennent part à aucune réunion amicale, ils ne s'associent à aucun dîner, ils s'exilent de tous les agréments de la liberté et de la joie. [6] Et tout cela pour le plaisir fugitif d'une seule année. Et nous, nous hésiterions à supporter, quand notre éternité est en péril, ce qu'on supporte pour briguer les haches et les faisceaux? Nous tarderions à offrira Dieu offensé nos retranchements sur le vivre et |p49 le vêtement, quand les païens se les imposent sans avoir offensé personne ? [7] Ce sont ces gens-là de qui l'Écriture a dit : « Malheur à ceux qui lient leurs péchés comme avec une longue corde. »

XII. [1] Si tu recules devant l'exomologèse, pense dans ton cÅ"ur à la géhenne que l'exomologèse éteint pour toi ; représente-toi d'abord la grandeur du châtiment, afin de ne plus hésiter à appliquer le remède. [2] Que devons-nous penser de la réserve profonde du feu éternel, quand nous voyons ses petits soupiraux jeter de tels coups de flammes que les villes voisines en sont entièrement détruites ou redoutent chaque jour le même sort ? [3] Les plus imposantes montagnes sont déchirées par l'enfantement de ce feu intérieur; et ce qui nous prouve l'éternité du jugement, c'est que toutes crevassées, toutes consumées qu'elles sont, elles ne sont jamais anéanties. [4] Qui ne verra dans le supplice intérieur de ces montagnes l'image du jugement qui nous attend ? Qui n'avouera que de pareilles étincelles sont, pour ainsi dire, les traits, projetés comme en un jeu, d'un foyer immense, incommensurable ?

[5] Donc, puisque tu sais qu'après le premier rempart que Dieu t'a donné dans le baptême contre la géhenne, il te reste encore une seconde ressource dans l'exomologèse, pourquoi abandonnes-tu ton propre salut ? Pourquoi tardes-tu à recourir à un remède qui, tu le sais, doit te guérir ? [6] Les animaux eux-mêmes, qui n'ont ni langage ni raison, reconnaissent en temps voulu les remèdes qui leur sont providentiellement destinés. Le cerf, quand une flèche l'a transpercé, pour expulser de sa blessure le fer et les retards |p51 irrévocables qu'il apporte, sait que le dictame le guérira. L'hirondelle, s'il lui arrive d'aveugler ses petits, connaît le moyen de leur rendre la vue avec sa plante, la chélidoine. [7] Le pécheur qui sait que Dieu a institué l'exomologèse pour Je rétablir en grâce, négligera-t-il ce moyen qui a rétabli le roi de Babylone sur son trône ? Pendant longtemps, ce roi avait offert à Dieu le sacrifice de sa pénitence ; il avait accompli l'exomologèse en une sordide humiliation de sept années ; ses ongles, poussés farouchement, étaient comme ceux des aigles, et sa chevelure en désordre rappelait la crinière hérissée du lion. Dur traitement! Mais cet homme, dont ses semblables avaient horreur, trouvait grâce devant Dieu. [8] Au contraire le monarque égyptien, qui, poursuivant le peuple de Dieu jadis affligé et longtemps refusé à son maître, se précipita pour le combattre, après tant de plaies instructives, périt dans la mer qui se sépara pour livrer passage au seul peuple de Dieu, puis laissa ses flots s'écrouler. G est qu'il avait répudié la pénitence et l'exomologèse qui en est le mode d'exercice.

[9] Mais pourquoi parler davantage de ces deux planches de salut de l'homme, si j'ose dire, pourquoi me préoccuper de la question de style plus que du devoir de ma conscience? Etant moi-même un pécheur, chargé de toutes les flétrissures et qui ne suis bon qu'à faire pénitence, je ne puis facilement me taire à son sujet, puisque Adam lui-même, le premier auteur de la race humaine et de la révolte contre le Seigneur, une fois rétabli par l'exomologèse dans son paradis, ne se lait pas non plus sur elle.


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