Le Musée Belge 16 (1912), pp.181-240

LES TROIS PRINCIPAUX MANUSCRITS

DE

L'APOLOGETIQUE DE TERTULLIEN

PAR

J. P. WALTZING

professeur à l'Université de Liége


On sait que la tradition manuscrite1 de l'Apologétique diffère de celle des autres oeuvres de Tertullien. Cette éloquente défense du christianisme, exempte de l'hérésie montaniste, eut probablement plus de lecteurs et une vogue plus grande et plus longue que les autres. traités. Quoi qu'il en soit, les trois manuscrits principaux de l'Apologétique sont :

1° Le Codex Parisinus 1623 (P), qui ne contient que l'Apologetique. Il est en parchemin et d'une belle écriture du Xe siècle. Sur la première page, on lit : Claudii Puteanj. Le titre est : Apologeticum Tertulliani de ignorantia in Christo Iesu2.

2° Le Codex Montispessulanus H, 54 (M), en parchemin, d'une écriture tres lisible, mais beaucoup moins soignée, du XIe siècle. C'est un grand in-folio à deux colonnes. Il en reste 1213 colonnes. Après six autres écrits de Tertullien, l'Apologetique remplit les colonnes 1119 à 1213, mais la fin manque, depuis les mots inculcationibus densamus du chap. 39, 3. En tete du ms. on lit : Tertulliani opera ex libris collegii Oratorii Trecensis (Troyes) ; à la dernière page, il porte ces mots : P. Pithoei. Il a donc appartenu à Pierre Pithou et après la mort du célèbre jurisconsulte (1596), il passa à la bibliothèque de la ville de Montpellier. En tête de l'Apologétique, on lit : Apologiticum Tertulliani Cap(ut) de ignorantia in Christo Iesu.

Le premier de ces deux manuscrits est de beaucoup supérieur au second pour la correction du texte. L'un et l'autre appartiennent à la même famille de la tradition manuscrite, car ils se ressemblent beaucoup, comme on verra. Cette famille comprenait tout le corpus des écrits de Tertullien3 (1), tandis que le troisième ms, que nous allons décrire, représente une tradition spéciale à l'Apologétique.

3° Le Codex Fuldensis (F) que nous ne connaissons plus que par la collation faite au XVIe siècle par Modius. Ce ms différait tant des précédents que l'on doit admettre qu'il dérive d'une récension tout à fait différente, plus ancienne ou du moins meilleure.

Ce qu'on dit ordinairement de la collation de Modius nous paraft si inexact, que nous devons en refaire brièvement l'histoire.

Le philologue François de Maulde4, gentilhomme flamand, était un ardent chercheur et collationneur de manuscrits. De septembre à décembre 1584, il séjourna à Fulda pour dépouiller les mss de la riche bibliothèque du monastére5 et notamment un ms qui contenait l'Apologetique et le traite Adversus Iudaeos. Sa collation de ces deux écrits est faite d'après l'édition publiée en 1580 par Laurent de la Barre, à Paris. Il n'en fit pas usage, mais de son vivant, elle passa aux mains de M. Welser d' Augsbourg qui la communiqua à Gaspar Schoppius.

Celui-ci l'envoya à Franciscus Junius qui était occupé à faire imprimer une nouvelle édition de Tertullien et la reçut trop tard pour la mettre à profit. Il y trouva tant d'excellentes leçons qu'il la fit imprimer tout entière en appendice à son édition qui parut eu 1597 (Franekerae, 2 voll.)6. C'est ainsi qu'elle nous a été conservée, et cela est heureux, parce que les mss de Fulda ont été dispersés et qu'on a fait de stériles recherches pour retrouver celui de Tertullien.

L'édition de Junius elle-même est devenue rare : c'est en vain que nous l' avons cherchée en Belgique et M. Callewaert a dû s'en rapporter à l'apparat critique d'Oehler pour écrire l'intéressante étude que nous avons citée plus haut. C'est à cause de cette rareté qu'on parle souvent de la collation de Junius sans l'avoir vue et qu'on répète des erreurs commises par d'autres.

Cela est fort regrettable, car il fallait trancher la question de savoir si la tradition représentée par ce ms vaut mieux que l'autre, et pour résoudre ce délicat problème il était indispensable d' avoir une idée exacte du codex Fuldensis7.

Or voici l'erreur grave qui se transmet d'un éditeur a l'autre depuis toujours. On regarde la collation de Modius, telle qu'on la trouve dans Junius, comme ne donnant que des variantes tirées du codex Fuldensis. On aurait évité cette erreur si l'on avait lu attentivement l'avis au lecteur de Franciscus Junius8, qui nous fait l'histoire de la collation de Modius. A cause de son importance, nous le reproduisons ici.

CHRISTIANO LECTORI S.

Quum hoc Septimii Tertulliani opus totum iam adornatum esset, commode scripsit e Noricis iuvenis eruditissimus et horum studiorum amantissimus Gaspar Schoppius Francus ad me, et se instituto meo faventem praebuit officiosissime. Misit enim opportune accessionem huius operis non contemnendam, quam cum meis notis et observationibus publico iuri addicerem. Est autem haec accessio, variantium lectionum in Apologeticum et librum adversus Iadaeos indiculus, quas ex MSS. membranarum collatione ante complureis annos praesertim ex MS. Fuldensis symbole, vir doctissimus Franciscus Modius Brugensis observaverat. Habuerat eas apud se vir amplissimus M. Velserus Augustanus Consularis et Annalium scriptor accuratissimus perdiu. Et ne semper iacerent otiosae, cum Schoppio antiquitatis scientissimo amice communicaverat. Horam itaque fide, Christiane Lector, visum est variantes lectiones illas reliquo operi nostro adtexere, et suo auctori reddere : quod officium nec illis ingratum confido fore a quibus oblatum est nec inutile Reip. litterariae nostrae. Habet enim hic Indiculus variantes lectiones sanequam optimas et quae auctoris stilum tam sapiunt quam quod maxime. Id quidem verum est collationem fuisse factam cum eo exemplari quod Renatus Laurentius Lutetiae Parisiorum anno MDLXXX Barraeo auctore ediderat. Quod exemplar multis modis superavit Pamelianae editionis fides, quae post biennium ferme sequuta est. Atque hinc factum, ut auctoris verba ad quae variae lectiones adscribuntur, Parisiensi illi editioni respondeant. Sed haec res adiumento potius Lectori diligenti, quam impedimento futura est. Sic enim videtur magis publico commodatum esse, quum et Barreanae lectionis habentur rudera, et Pamelianae emendationis (quarum multae praerogativo suffragio optimi illius MS Fuldensis et auctoritate firmantur) ante oculos sunt, et multae etiam longe meliores utraque illa ex ms. proferuntur. Nolui gravissimo auctori rem suam, Schoppio nostro et aliis per quos res haec collata est laudem suam, pio Lectori fructum suum interverti : cum iuris praeceptum commune sit, IUS SUUM CUIQUE TRIBUERE. Tu itaque, Christiane Lector, his feliciter utare et Vale.

Il faut remarquer les mots : Varantium lectionum in Apologeticum et librum adversus Iudaeos indiculus, quas ex MSS membranarum collatione ante complureis annos praesertim ex MS Fuldensis ******, vir doctissimus Franciscus Modius Brugensis observaverat.

C'est tout ce que nous savons des variantes de Modius : elles proviennent de la collation des mss de Tertullien et surtout du ms de Fulda, nous dit Junius, donc pas seulement du codex Fuldensis, comme on l'a cru jusqu'ici.

D'où est venue cette erreur fatale? Peut-être de Junius lui-même qui ne parle que d'un ms. à la fin du même avis au lecteur et qui, dans l'indiculus, ne donne comme source de chaque variante que le manuscrit ou un manuscrit (ms). La distinction qu'il fait d'abord est pourtant si nette et si claire que nous n' avons pas le droit d'hésiter : les variantes de Modius sont puisées à plus d'une source. Si Junius, après Modius sans doute, s'abstient de spécifier dans son indiculus, s'il répète toujours ms, comme si toutes les variantes étaient tirées du même codex, ce fait ne saurait pas prévaloir contre la phrase citée ci-dessus. Il s'agit donc chaque fois d'un ms et non pas du ms. Il y a certes l à un étrange défaut de méthode, imputable à Modius : il devait distinguer les mss collationnés par lui et indiquer la source de chaque leçon. C'est un malheur qu'il ne l'ait pas fait, mais il n'y a pas de raison pour ne pas croire Junius sur parole.

C'est donc à tort qu'on attribue toujours au codex Fu1densis toutes les leçons conservées par Modius et c' est sans doute la cause pour laquelle on n' a pas pu s'entendre sur la valeur de ce ms, A côté de leçons excellentes, d'une authenticité évidente, Modius a noté des leçons évidemment fausses.

Pourra-t-on jamais faire le départ de ce qui revient au Fuldensis et de ce qui appartient aux autres mss de Modius? Non sans doute, à moins qu'on n'attribue au Fuldensis ce qui est évidemment bon et aux autres ce qui est évidemment mauvais. Mais ce serait un cercle vicieux, car ce serait déclarer d'avance que le Fuldensis est un excellent ms, le meilleur des mss de Tertullien et c'est précisément la question à résoudre.

S'il en est ainsi, il faudra continuer à se montrer éclectique, comme on l'a fait jusqu'ici, et juger de la valeur de chaque variante en particulier.

Mais nous n'avons pas l'intention de discuter ici cette question si importante pour l'etablissement du texte de l'Apologétigue ; nous voulons seulement mettre sous les yeux du lecteur les éléments que nous possédons pour la résoudre. C'est, d'une part, le texte même de la collation de Modius que plus d'un ami de Tertullien sera heureux de voir réimprimé à cause de la rareté de l'édition de Junius ; c'est, d’autre part, une collation complète des deux manuscrits que nous avons décrits, les meilleurs de la tradition commune au corpus Tertullianeum. Nous avons pris pour base l'édition récente de Rauschen, de beaucoup supérieure à toutes les autres, et nous n'avons noté que les différences que les deux mss présentent avec cette édition9.

Sans vouloir entrer dans la discussion, nous ferons une observation. Il arrive souvent que le Parisinus l623 et le Montispessulanus H, 54, d'une part, présentent une leçon tres admissible et que la leçon toute différente du Fuldensis, d'autre part, conviendrait tout aussi bien. La différence entre les deux leçons également bonnes n'est pas minime : elle porte souvent sur plusieurs mots à la fois. Peut-on croire que des différences si grandes proviennent d' un scribe ou d' un éditeur ? ou ne faut-il pas se demander plutôt si Tertullien, qui renvoyait ses écrits et les traduisait en grec, n'a pas donné lui-même une édition revue et corrigée, d'où dériverait le codex Fuldensis?. Nous ne voulons pas nous prononcer pour le moment.

Nous devons à M. H. Hoppe la connaissance d'un ms. de la Stadtbibliothek de Brême, C, 48, qui contient un fragment important de la collation de Modius, du chap. 1er au chap, XIV fin10. Ce ms ne diffère pas beaucoup de Junius, mais il en diffère trop pour avoir été copié sur l'édition de 1597. C'est probablement une copie faite sur l'autographe de Modius, car elle ne peut être le commencement de l'autographe lui-même, comme le pense Lehmann, qui dit (p. 80) que le ms de Brême est de la main de Modius. Nous indiquerons par B les variantes du ms de Brême, que le bibliothécaire de la ville a bien voulu nous envoyer à l'Université de Liége. Ces variantes, bien que peu nombreuses, suffisent pour prouver que Junius n'a pas toujours reproduit tout à fait correctement les notes manuscrites de Modius et cette constatation ne manque pas d'importance.

Disons enfin que nous ne notons pas les nombreuses graphies fautives de M, telles que reddarguimus (I, 5), hoderunt (ib.), condempnat (1, 6), caessant (ib.), estimationem (1, 8), inquid (1, 10).

[collation omittee]


1. p.181 n.1. Sur les mss. de Tertullien, voyez. M. Schanz, Gesch. der roem. Literatur, III2 (1903), p. 549-550, ou l'on trouvera cités les travaux de Klussmann, Kroymann, Callewaert, etc.

2. p.181 n. 2. Les mots de ignorantia in Christo Iesu devraient former le titre du premier chapitre.

3. p.182 n.1. La tradition commune au corpus est représentée par un autre ms., qui ne contient malheureusement pas l'Apologétique : c'est le codex Parisinus l622 ou Agobardinus, plus ancien (du IXe siècle), et plus correct que les autres.

4. p.182 n.2 François de Maulde ou Modius naquit à Oudenbourg en Flandre le 4 août 1556. Il mourut à Aire, ou il était chanoine le 22 janvier 1597. Voyez L. Roersch dans l'Histoire d'Oudenbourg (Bruges, 1878) par E. Feys et D. Van de Casteele, t.l, p.595-600; A. Roersch, notice dans la Biographie nationale, t. XIV. col. 921-935 ; La bibliothèque de François Modius (192e livraison du Bull. hist. de la Société des Antiquaires de la Morinie, 1900) ; Les aventures d'un gentilhomme flamand (Revue Générale, Bruxelles, mai-juin 1907); Particularités concernant Modius (Musée Belge, janvier 1908, avec portrait de Modius). Ce dernier article est un supplement à l'ouvrage important de Paul Lehmann, Franciscus Modius als Handschriftenforscher (Munich, C. H. Beck, 1908. 152 pp.), dans Quellen und Untersuch. zur latein. Philologie des Mittelalters hrsg. von L. Traube, II1, 1). Voyez aussi : C. Callewaert, Le Codex Fuldensis le meilleur ms. de l'Apologeticum de Tertullien (Revue d'hist. et de litt. relig., t. VII, 1902, nos 2 et 3).

5. p.183 n.1. La bibl. royale de Munich possède un ms autographe de Modius (Codex Gallicus 399), où il dit lui-même : Id. sept. veni Fuldam, ubi excussi bibliothecam illam nobilem usque 12 Decembris 1584. Voy. Lehmann, p. 68 ; Callewaert, p. 324.

6. p.183 n.2 Modius était mort le 22 janvier de la méme année, à l'âge de 40 ans. A. Roersch dans le Musée Belge, 1908, p. 83.

7. p.183 n.3. Sur ce problème, voyez. l'article de C.Callewaert, cité p. 182, n. 1, et la Préface de G. Rauschen, dans son édition de l'Apologétique. Suivant Callewaert, le Codex Fuldensis est le meilleur ms de l'Apologétique; il est exempt de corrections intentionnelles. Rauschen admet que le Codex Fuldensis est supérieur aux autres, mais non qu'il est exempt de corrections intentionnelles; suivant lui, il faut donc faire un choix parmi 1es variantes.

8. p.184 n.1 Dans le titre, cet appendice n'est pas mentionné.

9. p186 n.1. L'édition de l'Apologétique, que M. H. Hoppe prépare pour le Corpus scriptorum eccl. lat. de Vienne, nous donnera sans doute les principales variantes de tous les mss. En attendant qu'elle paraisse, nous croyons rendre service en publiant notre travail.

10. p.187 n.1. Ce ms a 17 centim. de haut sur 10 de large. Il contient des variantes de Paul Diacre, S. Cyprien, Tertullien, etc. Il est d'une belle écriture réguliére, d'humaniste du XVIe siécle. Pages 131-146 : Variantes lectiones in Tertulliani Apologeticum adversus gentes et Librum adversus Iudaeos ex manuscripto Fuldano longe optimo. Collatus est autem ille scriptus codex cum editione Renati Laurentii Paris. ao 80. - Cette copie de Brême n'a pas été faite sur Junius; elle en diffère trop. Ce n'est pas l'autographe de Modius non plus, car elle est incompléte et on lit à la fin (p. 140) : Cetera vide in editione Iuniana. Le copiste semble donc avoir copié directement sur le ms de Modius; arrivé à la page 140, il parait s'être aperçu que son travail était inutile, le ms de Modius ayant été imprimé par Junius, et il renvoie à celui-ci pour le reste.


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