Vigiliae Christianae 5 (1951) pp.193-203.


UN FRAGMENT DE DE SPECTACULIS DE TERTULLIEN
PROVENANT D'UN MANUSCRIT DU NEUVIEME SIECLE. 

PAR

G. I. LIEFTINCK

    C'est déjà la seconde fois que M. A.-P. van Schilfgaarde, 
l'énergique archiviste de l'Etat de la province de Gueldre, m'a
surpris en m'envoyant des fragments d'un ms. carolingien. Chaque
fois c'étaient des feuilles de garde ou des chemises qu'on avait
employées pour garder des liasses ou des registres, appartenant
à des archives municipales ou particulières, commises à la garde
du depôt central. 1 Grâce à la compréhension de ce collègue
bienveillant il m'est possible maintenant de communiquer une
trouvaille tout à fait sensationnelle. J'en suis d'autant plus heureux
que cette publication pourra paraître dans les Vigiliae Christianae
tout le monde comprendra que la communication de ce fragment
ne pourrait être mieux placée, puisqu'il s'agit d'un reste de codex
de Tertullien qui daterait encore du commencement du 9e siècle.
C'est un feuillet coupé en deux de son traité De spectaculis, un
des plus rares de cet auteur.
    La famille baroniale de Pallandt, propriétaire héréditaire des
archives de la maison de Keppel, a eu la bonté de nous céder en
prêt ces deux morceaux de parchemin; ils seront mis à la disposition
des paléographes et des philologues dans le cabinet des manuscrits

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1.   La première fois ce fut une chemise pour les comptes de la table
des pauvres (Provisorie) de Doesburg de 1558-'70. M. A.-J. van de Ven,
jadis archiviste-adjoint de la province de Gueldre, l'avait trouvée en tournée
d'inspection et le prof. J. -F. Niermeyer d'Amsterdam y a attiré mon
attention. Le fragment se trouve à titre de prêt dépositaire â la bibliothèque
de Leyde (B. P. L. 2507). C'est une partie de feuille d'un Ancien Testament
du début du 10e siècle (P) d'une très belle calligraphie montrant l'influence
de l'école de Tours (on y retrouve ça et là un a sémi-oncial de Tours).
Sans doute cette écriture achevée doit être assignée à un milieu très important.
Le rythme parfait et les formes arrondies annoncent peut-être le style
magnifique des mss. italiens des onzième et douzième siècles.


194 G. I. LIEFTINCK

de la Bibliothèque de Leyde. Celle-ci en est très fière d'autant
plus qu'elle a obtenu de faire renouveler chaque année ce privilège
avant le premier jour du mois d'août. Ce petit trésor y sera le
pendant du fameux grand-in-folio de Tertullien, copié et enluminé
pour la bibliothèque de Ferdinand I, roi de Naples (1458-'94).2
Ce beau ms., acquis en 1659 pour la somme de 125 fls., est certes
un des joyaux de l'art de la Renaissance, mais ne présente toutefois
qu'un intérêt relatif pour la philologie. Il en est tout autrement
de notre fragment: un reste du traité De Spectaculis, provenant
d'un ms. du 9e siècle, est une source de première importance.
Le texte de ce traité ne se base directement que sur un seul ms.
carolingien, le codex Agobardinus de Paris, 3 un ms. offert par
l'évêque Agobard de Lyon (816-840) à l'église St. Etienne de
cette ville. Martin Mesnart a déjà consulté ce ms. vers 1545, année
de l'editio princeps pour autant que cela concerne De Spectaculis,
mais il semble en avoir consulté encore un autre, malheureusement
perdu depuis lors. Suivant les méthodes de son époque, il n'a rendu
compte de l'usage de ses sources que d'une telle façon qu'il est
très difficile de s'y orienter à présent. 4 Le texte de l'Agobardinus,
du fait qu'il existe encore, nous fait soupçonner l'existence d'un
autre ms., mais faute de preuves certaines on n'a jamais su en
quoi les variantes se basent vraiment sur le texte d'un autre ms.
On s'est demandé s'il fallait attribuer celles-ci parfois à la sagacité
de l'éditeur lui-même.
       Toujours est-il que le plus souvent les éditeurs modernes de
De Spectaculis ont préféré le texte de Mesnart à celui du codex
de Paris. C'est donc avec intérêt que les érudits prendront con
naissance du fragment que nous leur présentons ici, car son texte
s'approche à plusieurs reprises de celui de l'editio princeps. On
verra que cette première édition se base réellement sur un autre
texte ancien qui mérite toute notre attention. Je laisse l'étude
critique du texte de notre fragment à d'autres, plus compétents, et
je me borne à faire quelques remarques sur son aspect extérieur.
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2. Les traces de son blason au frontispice du ms sont encore reconnais-
sables. 
3. Paris, Bibl. Nat. ms. lat. 1622.
4. Cf. C. Schenkl dans sa préface de l'édition de Cl. M. Victor (C.S.E.L.
XVI), p. 339, 342-345. J.H.W.


UN FRAGMENT DE DE SPECTACULIS DE TERTULLIEN

 195

       En voici la description: Il s'agit d'un seul feuillet coupé en
deux par un relieur, mais heureusement de telle façon que le texte
n'a pas été endommagé. Ces deux moitiés étaient employées jadis
comme feuilles de garde d'un livre petit-in-folio dans lequel on
avait rassemblé des copies d'actes concernant les vicariats de la
seigneurie de Keppel. On voit encore comment l'aiguille du relieur
a percé le parchemin, laissant un petit onglet. A l'origine le tout
semble avoir été enveloppé d'un rebord de parchemin très épais,
comme les autres registres du 16e siècle de cette petite chancellerie
seigneuriale. Nous en reparlerons tantôt. Occupons-nous d'abord
de nos fragments.
       Le parchemin est très épais et l'encre concentrée est d'une
qualité parfaite. La dimension originale du feuillet me semble
restée à peu près intacte (336 x c. 255). La justification (257 x 180 / 168)
et la réglure (27 longues lignes) sont à la pointe sèche, mais le
stylet n'a pas directement atteint notre feuillet: on a réglé au
moins deux feuilles ensemble. Les lignes verticales sont doublées
conformément à l'usage de réserver une colonne destinée aux
grandes majuscules au commencement des chapitres. On voit avec
quelle négligence on s'y est pris: en haut et en bas de la page
la distance entre les verticales (intérieures) montre une différence
de 12 mm. Quoique la marge extérieure soit très grande,5 il est
étonnant qu'on n'y retrouve pas la rangée habituelle de piqûres
à l'usage du régleur. 6
       L'écriture présente toutes les caractéristiques du commencement
du 9e siècle. L'éditeur des V. Chr. ayant eu l'amabilité de nous
permettre de reproduire les fragments entiers en même temps
qu'un échantillon en grandeur originale, j'estime superflu d'en
donner une description détaillée. Inutile de souligner ses caractéristi-
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5.  Tout trahit la provenance d'un grand scriptorium de cathédrale
grandes marges, écriture imposante, qualité de parchemin supérieure (celui-ci
a été très bien préparé: il est presque impossible d'y discerner le côté
de la chair et celui du poil). Cf. W. M. Lindsay, The (early) Mayence
scriptorium - Paleographia Latina IV (1925), p. 15.
6. Toutefois j'en ai trouvé quelques-unes dont je ne comprends pas le
but et je ne suis pas sûr que toutes soient originales. Quoiqu'il en soit,
elles montrent la forme angulaire ou fissurée, ce qui est important en
vue de la provenance. [Cf. L. W. Jones, Pricking manuscripts : the
instruments and their significance - Speculum XXI (1946), p. 389 sq.]


196 G. I. LIEFTINCK  

ques, le paléographe les cueillera toutes de nos facsimilés. 7 Tout
le monde aussi pourra me contrôler maintenant, lorsque je prétends
que cette écriture présente une grande affinité avec celle des scribes
de la cathédrale de Cologne à l'époque de l'archevêque Hildebald
(785-819). 8
       Je me borne à en relever quelques particularités.
       Forme des lettres: On remarquera l'a en double  c  à côté de
l'onciale 9, l'n capital au commencement des mots, les ligatures
re 10,  st,  et,  NT (une fois) et l'archaïsme  ec  (v°, 1.1). 11 Avec l'i
longa de Item (v°, 1.26), l'i allongée après l dans seculj (v°, 1.21)
et le montant allongé du dernier  r  de persecutores (v°, 1.26), je crois
avoir souligné ce qui est essentiel.
       Abréviation: à part les nomma sacra, seule l'abréviation pour
m  est usitée.
       Ponctuation: Un point très mince ou un petit trait pour la.
courte pause. Un point plus gros et le plus souvent deux petits
points et virgule pour la longue pause. 12
       Je cite enfin quelques particularités d'orthographe

    e = ae, oe réciproquement

    e = i (conflectemur, r°, 1.8; eregere, r°, 1.20; congemescentes, 
          v°, 1.25)

    e = o (tempera, , 1.5)

    a = i (dominiaci, v°, 1.26) 13

    t = d (aliut, aput, aliquit)

    u = b (liuacunculo, r°, 1.3).

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7. On observera la séparation des mots qui est très défectueuse et no-
tamment les bastes en forme de massues, celles des  h  et  d  recourbées vers
la gauche. Cf. L. W. Jones, (Script of Cologne from Hildebald to Hermann
(Cambridge, Mass. i 932), pls. 32 et 38.
8.  Jones, pls. 22-66. L'auteur a discerné plus de 80 copistes à cette
époque, qu'il a appelée "middle Hildebaldian" (c. 795-c. 816).
9. Jones, pls. 221, 32 (partie supérieure).
10. Jones, pls. 221, 32 (partie supérieure).
11. A. Chroust, Monum. Palaeogr. II, 7, 1 (= Jones, pl. 221.), description.
12. Jones, pls. 44, 53, 57.
13. Caractéristique insulaire. Cf. L. Traube, Vorles. u. Ahb. II (1911), p. 62.


UN FRAGMENT DE DE SPECTACULIS DE TERTULLIEN  197 

       Le texte du fragment

       Voici les variantes: dans la, première colonne se trouve le texte
de l'édition de Vienne, dans la seconde celui du codex de Paris,
dans la dernière enfin ce que notre fragment nous apprend.14
Lorsque le texte de notre fragment est conforme à l'édition de
Mesnart, les variantes sont imprimées en italiques. Puisque ce
dernier nous sert de point de départ, j'ai passé toutes les variantes
de l'Agobardinus qui n'ont aucun rapport avec le texte de notre
fragment. On retrouvera celui-ci dans l'édition de Vienne (C.S.E.L.
20), p. 26, cap. 27, 1. 22 gratissimis - p. 29, cap. 30, 1. 1 contra.
On verra que dès le commencement déjà notre texte montre sa
valeur, vu qu'il supplie à une lacune dans le ms. de Paris: dans
l'Agobardinus les lignes 1-10 font défaut.

 

V A Fr.
p. 26, 1.  22  illic B  - - - -   illa
23  perinde habe ac  - - - -  proinde habe ac si
24 lucunculo  - - - - liuacunculo
tanti  - - - - tangi
p. 27, 1. 2 tempera B  - - - - tempera
5 conflictamur B  - - - - conflectemur
8 delicatus B dilicatus delicatus
10 [quidam] quidem quidem
quieti et tranquillitati
dederunt in ea B
quieti in ea quieti et tranquillitati
 dederunt in ea
12  scaenam A scaenam scaenas
13 harenam  arenam harenas
14 debemus A debemus debebimus
est B et  est
15 apostoli AB apostoli apostolo
16 hic haec  hec; haec B
uotum ABmarg uotum ueitum; vitium B
17 putas A putas si putas
exigere [exige]re eregere; erigere B
18 ut tot et tales uoluptates ut putes tales a deo ut tot et tales uoluptates
a deo contributas . . . contributas . . . quam a domino con dei
quam dei patris B dei patris patris
20 quam ueritatis reuelatio quam quam ueritatis releuatio
quam B quam
25 quod calcas B quot calcas quod calcas

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14.   V = Ed. de Vienne     A = cod. Agob.
        B = Ed. de 1445        Fr. = notre fragment.


198 G. I. LIEFTINCK  

V A Fr.
26 deo AB deo d[e]o; deo B
27 haec uoluptates A haec uoluptates haec (hae B) uoluptates
28 gratuita AB gratuita grauita
circenses ludos A circenses ludos ludos circenses
p. 28, 1. 1 spatia [peracta] spatia - - - - ; spatia B
2 metas consummationis et has consumationes metas consummationis
exspecta B specta expecta
3 dei AB dei deus
4 martyrium A martyrium martyrii
5 est satis versuum est est satis sententiarum est sans versuum est
satis sententiarum B satis sententiarum
7 pugilatus pugilatus que praesto   pugillatus
8 parua et multa par sunt multa parua sed multa
impudicitiam B impudiciam inpudicitiam
9 caesam B caesas  caesam
a misericordia B misericordia a misericordia
10 tales sunt B tales talesunt
15 quae gloria B gloria quae gloria
21 tot spectans A tot spectans spectans tot et tales
22 ioue ipso A ioue ipso ipso ioue
ipsis suis testibus B sistestibus ipsis suis testibus
23 congemescentes A congemescentes congemescentes; con-
gemiscentes B
24 saeuierunt insultantes saeuferunt insultantibus seauierunt (saeuierunt
B) insultantibus

Serait-il possible que nous ayons ici un feuillet du ms. de Mesnart ?
On dirait que non: ainsi, s'il avait trouvé ueitum (p. 27, 1. 16),
il aurait dû le corriger en uotum. Maintenant qu'il a vitium, on
dirait qu'il a dû trouver ce mot-ci et qu'il ne l'a pas corrigé. Il
a imprimé en marge votum (ms. de Paris). On voit ici combien
Mesnart était scrupuleux. D'autre part ce ueitum de notre fragment
est très intéressant parce que maintenant le passage de votum >
ueitum > vitium
paraît plus clair: la faute se comprend peut-être
le plus facilement lorsqu'on s'imagine un modèle écrit en écriture
onciale ou sémi-onciale avec un  o  mal formé qui aurait pu être
mal interprété comme ci? 15
Il y a une autre indication peut-être pour un modèle très ancien,
écrit en grandes lettres. Notre fragment nous présente une
omission:   . . .tales uoluptates a domino con- [tributas tibi satis

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15. Quant au second passage: un copiste carolingien ne connaissant pas
ueitum l'aurait changé en vitium.


UN FRAGMENT DE DE SPECTACULIS DE TERTULLIEN 199 

 

non habeas neque recognoscas? quid enim iucundius quam] dei
patris et domini reconciliatio  . . .  (r°, 1. 21). Cette omission - qu'il
n'est pas aisé de justifier, je l'avoue - se comprendrait le plus
facilement comme un saut d'une ou deux lignes du modèle. Or,
les mots omis comptent 63 lettres. Cela serait presque trop pour
une ligne d'un ms. écrit en minuscules carolingiennes, mais cela
suffirait justement pour deux lignes d'un ms. écrit en onciales ou
en sémi-onciales:

................................ a domino (AB: deo) con
.......................................................................
.......................................................................
dei patris et domini .......................................

Nous avons vu qu'il n'est pas probable que notre fragment ait
été un feuillet provenant du codex de Mesnart : quoiqu'indépendant
de ce dernier, son texte lui est très proche. Cela prouve l'existence
déjà au 9e siècle d'une famille de mss. de Tertullien avec un
texte différant considérablement de celui de l'Agobardinus.
        On sait que cinq ans après l'édition de Mesnart, Sigmond Ghelen
a fait une nouvelle édition de Tertullien. Dans sa préface le savant
correcteur de l'imprimerie de Frobenius à Bâle fait mention de
"complures codices veteres e Gallicanis Germanisque bibliothecis
conquisitos".  Sans doute, il faut se garder de prendre au pied de
la lettre de telles affirmations d'un éditeur du 16e siècle, mais
Gelenius avait la réputation d'un savant très modeste et ennemi
de pose et de vanterie. 16  Certes ses conjectures parfois très
hasardeuses ont fait l'objet d'une critique sévère, mais a-t-on
vraiment le droit de le qualifier de "vanus"?
        Sans doute avec une trouvaille comme la nôtre faut-il se tenir
sur ses gardes: le ms., dont notre fragment est un reste pourrait
avoir été un des témoins de l'édition de Bâle de 1550. On comparera
le passage suivant:
        V (p. 27, 1. 23) : omnia illic seu fortia seu honesta seu sonora
seu canora seu subtilia perinde habe ac stillicidia mellis de lucunculo
uenenato nec tanti gulam facias uoluptatis quanti periculum per
suauitatem.  Saginentur eiusmodi dulcibus conuiuae sui: et loca et

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16. B. Röse, Sigmund Ghelen dans J. S. Ersch u. J. G. Gruber, Allgem.
Encyklopädie der Wissensch. u. Künste LXVI (Leipzig 1857), S. 269-275.


200 G. I. LIEFTINCK  

tempera et inuitator ipsorum est.  nostrae coenae, nostrae nuptiae
nondum sunt, non possummus cura illis discumbere . . .
        B: Proinde . . . ac si .. . deliuacunculo uenenatu nec tangi . . .
imitator . . . nondum sum, non possum . . .
        Gel. (1562)17proinde . . . ac si . . . de liuacunculo uenenato: nec
tanti . . . et invitator . . . nondum sunt.  non possum  . . .
        Fr.:  proinde . . . ac si . . . deliuacunculo uenenato nec tangi . . . et
inuitator . . . nondum sunt non possumus  . . .

        On le voit, à cet endroit l'édition de Ghelen suit presque partout
la rédaction de notre fragment.
        Nos feuilles de garde peuvent-elles être considérées comme ayant
fait partie d'un des mss. consultés par Ghelen au profit de son
édition? Est-il matériellement possible que ce feuillet puisse en
provenir? La réponse est subordonnée à une autre question : est-il
possible de dater approximativement la reliure dont ces deux
morceaux de parchemin ont fait partie? Si notre registre avait
été relié assez longtemps avant la date de l'édition de Gelenius,
la relation de cette dernière avec notre fragment serait exclu. Au
premier coup d'oeil, on serait tenté de conclure dans ce sens;
tout porte à croire à une date plus reculée: la partie principale
du registre a été écrite entre 1537 et '30. Dès le début le baron
Jean de Pallandt, premier seigneur de Keppel de cette famille
(1530-'65), lui-même aussi a fait usage de ce livre presque non
utilisé, pour y noter des emplettes, des arrangements financiers
avec ses sujets etc. Mais après 1545 on n'y trouve plus aucune
trace d'emploi. Malgré tout cela le ms. ne semble avoir été relié
que beaucoup plus tard. Voici ce qu'un examen des archives de
Keppel m'a appris. M. Van Schilfgaarde, fort bon connaisseur de
ses trésors et de tout ce qui concerne l'histoire des familles seig-
neuriales de l'ancien duché de Gueldre, a eu la bonté de m'y assister.
C'est donc sous la conduite de ce Mentor que j'ai eu le privilège
d'examiner de près les autres registres de l'époque de Jean de
Pallandt. Bienque le livre n'ait donc pas été employé après 1545,
il est très probable qu'on ne l'a relié que vers 1563. Car à cette
date, deux ans avant sa mort, le seigneur de Keppel semble avoir
réglé définitivement les affaires de sa petite chancellerie: il a fait

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17.  Je n'ai pas pu consulter l'édition de 1550.




 

UN FRAGMENT DE DE SPECTACULIS DE TERTULLIEN 201

composer un nouveau registre de fiefs, en même temps qu'il a 
fait relier quelques autres mss.
        La technique de ces reliures est pareille à tout point de vue et 
dans tous ses mss. on retrouve des feuilles de garde qui ne sont 
que des restes d'anciens mss. de différentes époques. Le relieur, 
un simple artisan ambulant ou résidant peut-être à Doesburg, 
petite ville voisine 18, me semble avoir acheté quelque part un lot 
de parchemin issu de vieux mss. (la plupart d'origine allemande) 
du 9e au 14e siècle. Sans aucun doute notre feuillet provient d'une 
telle provision de retailles. Je ne tiens donc nullement pour exclu 
que nous ayons retrouvé ici un feuillet détaché d'un des mss. 
consultés par Ghelen en vue de son édition.
        Si, au contraire, le codex de notre fragment a été inconnu aux 
éditeurs du 16e siècle, nous avons ici la preuve qu'il a existé 
autrefois plusieurs mss. de Tertullien actuellement inconnus.
        En effet, il est nullement impossible que le codex de notre 
fragment ait été connu au 16e siècle. Nous savons déjà qu'on 
connaissait à cette époque-là un ms. de Tertullien de la Bibliothèque 
de la Cathédrale de Cologne. C'est Jones qui le premier a attiré 
mon attention sur ce fait. Dans sa préface (p. 4) celui-ci affirme 
que jadis il s'y trouvait un ms. de Tertullien. On dira que cela 
ne semble qu'une assertion qui reste à prouver, car on sait seulement 
que vers 1579 Jacques Pamelius - le savant brugeois qui a préparé 
l'édition de Paris de 1579 - a emprunté un ms. de l'Apologeticus 
de la bibliothèque des Frères Mineurs de Cologne.19 Toutefois, 
la provenance de la cathédrale ne reste pas moins possible, puisque 
déjà au 13e siècle les Frères Mineurs empruntaient régulièrement 
des mss. de la cathédrale.20
        Mais il y a plus encore: par suite de la bienveillance de M. E. 
Kuphal, directeur des Archives municipales de Cologne, j'ai pu

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18.  Voir plus haut. Le fragment de Doesburg a servi de chemise pour 
les comptes de 1558-'70 de cette ville. Or, précisément à la même époque 
on se servait à Doesburg d'un autre reste de ms. très ancien. La technique 
de ce relieur cependant, diffère de celle du relieur du seigneur de Keppel.
19.  P. Lehmann, Franciscus Modius als Handschriftenforscher - Qu.u. 
Unters. zur lat. Philol. des M.A.
III, 1 (1908), p. 99 -100.
20.  Ph. Jaffé et G. Wattenbach, Eccl. metropol. Coloniensis codd. mss. 
(Berol. 1874), p. VIII.


202 G. I. LIEFTINCK  

consulter une étude bien connue, mais extrêmement rare, de A. Decker,
Die Hildebold'sche Manuskriptensammlung des Kölner Domes. 21
Quoique surannée maintenant et dépassée par l'étude de P.Lehmann,
Erzbishof Hildebald und die Dombibliotek von Köln, 22 celle-ci nous
a fourni en même temps une édition complète et annotée d'un
catalogue des livres de la cathédrale, rédigé en 833. Ce catalogue
était connu encore en 1634 par l'historien Egide Gelenius,23 qui
malheureusement n'en a édité qu'un appendice contenant la liste
des manuscrits prêtés, suivis des noms des emprunteurs. En 1752,
date du catalogue du Jésuite Jos. Hartzheim, 24 ce précieux document
avait disparu. Heureusement, dans son introduction, celui-ci ne
laisse pas de nous informer qu'il a consulté des lettres d'Hittorpius,
de Calenius et de Pamelius , dont il cite des passages, montrant
que cet ancien catalogue a été consulté par ces érudits.
        Decker a bien mérité de l'histoire de l'époque carolingienne
en retrouvant un très ancien codex du Liber Fulgentii Ferrandi
diaconi ad Reginum comitem (8e - 9e s.) qui s'était égaré au vicariat
général de l'archevêché, et qui contient en même temps ce fameux
catalogue. La valeur de ce dernier, qui ne mentionne pas moins
de 175 mss. dont 46 existent encore, ne peut être surestimé et on
regrette seulement que Jones, en rédigeant sa monographie,
n'ait pas réédité ce catalogue avec des annotations nouvelles. 25 En
effet, l'édition de 1895 est très rare et cette liste devra à l'avenir
servir de base à toutes les recherches d'anciens mss. de Cologne.
C'est après avoir lu ce qui a été publié par Paul Lehmann au sujet
de la Bibliothèque de Cologne et des savants du 16e siècle qui
l'avaient visitée, que je me suis vivement intéressé à ce catalogue
de 833, car mes études paléografiques du fragment en question me

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21. Festschrift der 43. Versamamlung deutscher Philologen u. Schulmänner . .
(Bonn 1895), p. 213-251.
22. Zentralbl. f. Bibliotekswesen XXV (1908), p. 153-153.
23. On devra se garder de confondre cet historien colonais avec Sigmond
Ghelen, le correcteur de Frobenius.
24. Catalogus historicus criticus codd. mss. Bibl. Eccl. metrop. Coloniensis.
25. De nouveau ce précieux codex semble perdu. M. B. Bischoff de
Munich, un des meilleurs connaisseurs des mss. allemands, a eu la bonté
de m'informer que depuis 1934 déjà il s'empresse de le retrouver. Jones
qui s'en est occupé par trop superficiellement, aurait-il vraiment ont le
ms. de ces propres yeux?

 



UN FRAGMENT DE DE SPECTACULIS DE TERTULLIEN 203 

conduisaient vers le scriptorium de Cologne au début du 9e siècle.
J'espérais donc vivement y trouver mentionné un ms. de Tertullien.
Ce fut bien le cas.  Decker nous en a transmis une désignation
très claire et indubitable, quoique, tout comme son prédécesseur
du 9e siècle, il n'en ait pas reconnu l'identité:
De resurrectione mortuorum. lib. I
& de fide, libri II
De praescriptionibus hereticorum lib. I
de jejuniis adversum phisicos lib. I
de monogamia lib. I
de pudicitia lib. I
in une corpore sed auctorem ignoramus 26

Certes, De Spectaculis n'est pas cité et la liste paraît avoir été
dressée avec beaucoup de soin, puisque d'autres petits traités
comme De jejuniis et De monogamia le sont bel et bien, mais il
est toujours possible qu'on l'ait oublié ou que cet ouvrage ait manqué
de titre dans le ms. Toutefois, cette mention d'un ms. de Tertullien
du commencement du 9e siècle est très intéressante, parce qu'en
premier lieu elle nous révèle que les oeuvres de Tertullien étaient
copiées à Cologne à l'époque de Hildebald.  Elle corrobore donc
mon hypothèse: le fragment de Keppel provient d'un ms. de la
cathédrale de Cologne, peut-être de ce même ms. cité dans le
catalogue de 833. En outre, cette description détaillée a beaucoup
de valeur pour l'étude de l'histoire des textes de Tertullien, parce
qu'elle nous informe sur l'ordre des traités dans ce ms. qui est
dès maintenant le plus ancien dont nous avons connaissance.
Sans doute, Pamelius, en lisant les titres de la liste de 833, aura
reconnu un ms. de Tertullien, mais l'aurait-il retrouvé dans la
bibliothèque? Je crains que non, mais il reste toujours possible
que Sigmond Ghelen, son prédécesseur d'une trentaine d'année,
l'ait consulté. Je ne tiens donc nullement pour exclu que nous
ayons retrouvé ici un feuillet détaché d'un des mss. consultés par
Ghelen au profit de son édition.

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26. Decker, nr. 98 (pp. 227 et 249).


Leiden, Universiteits-Bibliotheek.

 


G.I. LIEFTINCK, Un fragment de De Spectaculis de Tertullien provenant d'un manuscrit du neuvieme siecle, Vigiliae Christianae 5 (1951) pp 193-203.  © Brill Academic Publishers, 1951.  Reproduced by permission of the publisher.  All rights reserved.


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